Réseaux sociaux: et maintenant, que faire? Quatre pistes pour dompter ces monstres
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L’exclusion de Donald Trump par Facebook et Twitter a mis en lumière les soucis majeurs de régulation des réseaux sociaux. Faut-il les laisser se gérer eux-mêmes ou créer de nouvelles lois? Deux experts débattent de ces questions majeures

Facebook, Twitter, Instagram, Snapchat, TikTok, YouTube, Shopify, Stripe… Donald Trump a disparu. Banni par ces plateformes, le président américain n’est plus qu’une ombre sur ces réseaux sociaux. En quelques heures, leurs responsables ont activé leur propre bouton nucléaire pour effacer un homme qui avait dépassé les limites. Problème résolu? Non, c’est tout le contraire. Le débat sur l’arbitrage des réseaux sociaux ne fait que débuter. Sur quels critères peuvent-ils écarter un utilisateur et ses idées? Comment juger de l’intérêt public d’un message? Voulons-nous que ces plateformes soient les «arbitres de la vérité», pour reprendre l’expression de Mark Zuckerberg, directeur de Facebook? Derrière ces questions fondamentales pour la démocratie se trouvent celles du contrôle, ou non, des réseaux sociaux. Quelle liberté leur accorder? Voici quatre pistes analysées par deux experts.
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1. Faut-il laisser une liberté totale aux réseaux sociaux?
La situation actuelle est terriblement insatisfaisante. «On confie – officieusement – à des organismes privés la tâche de faire respecter la loi, tâche qui incombe aux autorités exécutives et judiciaires dans une démocratie fonctionnelle», relève François Charlet. Or Twitter & Cie font mal leur travail. «Pour attirer un maximum d’utilisateurs, elles doivent appliquer des règles qui conviennent à tout le monde, paraissant logiques dans certains pays mais inacceptables dans d’autres. Et leur mantra est celui de la neutralité: il faut intervenir le moins possible pour ne pas faire fuir des utilisateurs», poursuit le juriste spécialisé dans les technologies, par ailleurs président de l’Association suisse des délégués à la protection des données.
Pour François Charlet, les réseaux sociaux ont le droit «d’édicter des règles propres et de sanctionner ceux qui ne les respectent pas. C’est comme vous, qui décidez qui vous laissez entrer chez vous. Mais le souci avec les plateformes numériques, c’est qu’elles sont utilisées par tellement de personnes qu’elles pourraient presque être considérées comme des lieux publics, au sens juridique du terme, ce qui leur ferait perdre leur droit de faire respecter leurs règles. De plus, elles échouent continuellement à faire appliquer leurs propres règles et ne permettent généralement pas de faire recours contre des décisions inopportunes.» Souvent, les plateformes retirent des contenus qui sont parfaitement légaux mais qui violent leurs conditions, constate le juriste.
Mais que des Etats interviennent serait dangereux. «Si un parlement adopte une loi qui dicte une conduite à ces plateformes, cela pourrait mettre en danger la liberté d’expression et rendre plus difficile l’émergence de nouvelles plateformes», avertit François Charlet, qui imagine du coup forcer «les réseaux à ne pas être plus stricts que la loi, ou à dénoncer systématiquement les utilisateurs qui publient des contenus illicites. Mais cela plomberait leur modèle d’affaires…».
Cinzia Dal Zotto, professeure à l’Université de Neuchâtel et spécialisée dans les nouveaux médias, estime aussi que, dans certains cas, le rôle de censeurs des réseaux sociaux pose problème. «Je partage l’avis de la chancelière Angela Merkel: la possibilité d’interférer dans la liberté d’expression n’est donnée que dans les limites définies par la loi et ne peut donc pas provenir de la décision autonome d’une société privée. La liberté d’opinion est un droit fondamental. Il est clair que les grandes plateformes numériques doivent agir de manière responsable face à des contenus qui incitent à la haine et à la violence, et offrir donc des lignes fondamentales d’autogestion. Cependant, il appartient au législateur, donc à l’Etat, de définir le cadre dans lequel la communication sur les médias sociaux peut avoir lieu.»
La professeure évoque des exemples: «En 2018, l’Allemagne a joué un rôle de précurseur dans la réglementation des réseaux sociaux en promulguant une loi qui les oblige à retirer, dans les vingt-quatre heures suivant la réception d’une notification de l’autorité compétente, tout contenu potentiellement illégal, avec des amendes pouvant atteindre 50 millions d’euros. Au lieu de cela, le gouvernement français a choisi une voie entre législation stricte et laisser-faire: il a entamé un partenariat avec Facebook, qui s’est engagé à transmettre aux tribunaux français les coordonnées de connexion des internautes qui font des commentaires haineux.»
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2. De nouvelles lois sont-elles nécessaires?
Oui, dit Cinzia Dal Zotto, qui estime que la puissance des réseaux sociaux «fait passer la responsabilité de la préservation de la liberté d’expression du contexte public au contexte privé. Cela a des implications directes sur les droits de communication, sur la responsabilité collective, qui s’érode, et donc sur la nature même de la démocratie. Nous avons donc certainement besoin de nouvelles lois, plus adaptées à notre époque.» Mais lesquelles? Aux Etats-Unis, les géants de la tech sont protégés par une loi appelée section 230, qui les considère comme des hébergeurs de contenu, et non comme des éditeurs, ce qui leur offre une liberté quasi totale – pour autant qu’ils retirent des contenus illégaux dans un délai raisonnable.
La professeure estime que cette section 230 devrait être révisée, «car 35% des gens utilisent les réseaux sociaux pour obtenir des informations. Il est difficile de considérer ces derniers comme de simples plateformes d’infrastructure technologique.» Mais réviser cette loi ne suffira pas, avertit Cinzia Dal Zotto: «Les règles juridiques devraient être modifiées de manière à ce qu’elles englobent les médias sociaux, en reconnaissant clairement leur rôle de fournisseurs et de diffuseurs d’informations. Et de nouvelles règles devraient être créées à un niveau international pour assurer des conditions équitables à tout le monde. Il s’agit toutefois d’un problème très complexe, et des solutions efficaces devraient probablement combiner réglementation et autogestion par le biais d’une collaboration entre acteurs privés, publics et associations professionnelles.»
Attention avec la section 230, avertit de son côté François Charlet. «Il faut garder les lois qui protègent les plateformes. Les soumettre à une responsabilité sur les contenus implique une modération a priori des contenus, et pas a posteriori. Cela revient à une forme de censure, mise en œuvre par un privé sur ordre de l’Etat, ce qui ne serait pas acceptable.» Le juriste suggère aussi de «faire appliquer rapidement et efficacement des sanctions par les tribunaux pour les auteurs de contenus illégaux. S’il n’y a aucune sanction rapide à la suite d’un contenu publié, cela ne sera pas dissuasif, surtout si on les laisse en ligne suffisamment longtemps pour qu’ils fassent le buzz et que leur auteur devienne «célèbre.» François Charlet estime aussi qu’il faut empêcher les grandes plateformes américaines, devenues des quasi-monopoles, de racheter toute forme de concurrence qui constituerait une menace potentielle.
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3. Faut-il faire confiance à des organismes semi-indépendants, comme la nouvelle cour suprême de Facebook?
Non, «c’est de la poudre aux yeux», selon François Charlet. «Ce mécanisme n’est pas efficace et ses pouvoirs sont trop limités. Il sélectionne des situations qui lui sont soumises et ne peut trancher que celles où un contenu a été retiré, pas celles où un contenu reste en ligne. Ce genre d’organisme n’est pas une solution viable pour lutter contre la désinformation, la haine ou les contenus illégaux.» Cinzia Dal Zotto est aussi dubitative: «Même si les activités de la cour sont financées par un fonds de 130 millions de dollars qui ne peut pas être révoqué, et ses membres ne peuvent pas être retirés par Facebook, cela reste une forme d’autorégulation qui ne peut pas remplacer une régulation ou un contrôle externes.»
4. Les réglementations européennes à venir sont-elles des pistes?
C’est une lueur d’espoir pour la professeure. «La future loi sur les services numériques exigerait que les plateformes numériques assument la responsabilité du retrait des contenus illégaux et des discours haineux, notamment. La Commission européenne souhaite également plus de transparence sur la publicité en ligne des plateformes et sur les algorithmes utilisés pour recommander des contenus aux utilisateurs. Tout ça semble être une bonne chose. Mais ces nouvelles règles pourraient encore prendre des mois, voire des années, avant de devenir des lois.» Cinzia Dal Zotto regrette par ailleurs que la Commission européenne n’ait pas abordé les problèmes liés aux plateformes qui effectuent une récolte hyper-intrusive des données et l’enfermement délibéré des utilisateurs dans des systèmes.
François Charlet abonde dans ce sens, en regrettant aussi que «la question de la modération des contenus illégaux par les privés ne soit pas non plus suffisamment traitée: on ne prévoit pas de règles pour protéger la liberté d’expression envers des décisions prises par ces plateformes. Mais ce sont des pas dans la bonne direction. Ils ne vont juste pas assez loin.»