Entre Google et les médias, c’est toujours l’amour-haine. Via son référencement, la multinationale californienne est l’un des principaux fournisseurs de clics vers les articles de presse. Mais le moteur de recherche est aussi accusé de vampiriser les éditeurs, sans contrepartie, en affichant des extraits d’articles au sein de son service News (Actualités). En septembre, l’association faîtière des journaux anglais demandait au gouvernement de forcer Google et Facebook à financer le journalisme. Et, en novembre, Google brandissait de son côté la menace de fermer News, l’article 11 de la directive européenne sur le droit d’auteur permettant aux éditeurs de demander à être payés pour l’utilisation d’extraits de leurs contenus.

Dans le cadre de son opération spéciale à San Francisco, Le Temps a pu rencontrer en octobre Richard Gingras, vice-président de Google News, dans son siège de Mountain View, en Californie. L’homme est un vétéran des médias. Après avoir travaillé pour des télévisions américaines dans les années 80, il a été employé d’Apple, où il a créé le portail eWorld, qui n'aura pas connu de succès. Il a ensuite dirigé des pionniers d’internet tels Excite@Home et Goodmail Systems, avant de diriger le Salon Media Group, pour enfin devenir responsable de Google News.

Le Temps: Les tensions entre les médias et Google sont de plus en plus fortes, comment jugez-vous cette situation?

Richard Gingras: Ces dernières années, Google a massivement augmenté ses efforts pour faire tout ce qu’il peut pour créer un écosystème plus sain afin de créer du journalisme de qualité. Pourquoi faisons-nous cela?

D’abord, un journalisme de qualité est important pour la société, notamment pour que des sensibilités et points de vue différents puissent s’exprimer. Ensuite, News est au cœur de notre business, tout comme le moteur de recherche: les gens effectuent des recherches pour trouver du contenu pertinent et de qualité. Une bonne partie des technologies pour les publicités est utilisée par plus de 2 millions d’éditeurs de médias au niveau mondial. Ces technologies ne permettent à Google de générer des revenus que si ces éditeurs ont du succès… Donc nous avons tout intérêt à collaborer avec eux.

Vous affirmez vouloir aider les médias de qualité. Mais estimez-vous qu’ils ont un avenir?

Je ne pense pas une seule seconde que ce secteur va disparaître. Mais il traverse des bouleversements considérables. Et je pense que les acteurs d’aujourd’hui ne seront pas forcément ceux de demain. Les gens consomment beaucoup plus d’informations qu’auparavant, mais d’une variété de sources plus importante. Pourquoi l’industrie des médias a-t-elle été disruptée? Souvent, on entend que c’est la faute de Google ou de Facebook. Mais c’est faux. C’est l’existence d’internet même qui bouleverse les médias, car il a mis la presse imprimée entre toutes les mains. Le marché de l’information est devenu beaucoup plus compétitif.

Aux Etats-Unis, la publicité était le moteur principal des journaux, avec des ventes et abonnements qui ne rapportaient pas même 5% des revenus totaux! En Europe, cette part était de 20 à 45%. Donc ce secteur était très vulnérable au comportement des utilisateurs. Prenez les petites annonces, elles rapportaient de 35 à 40% des revenus à des journaux pour lesquels c’était de la marge pure. Aujourd’hui, lorsque vous recherchez une voiture d’occasion, regardez-vous encore les journaux?

Les médias historiques mettent beaucoup trop de temps à comprendre les changements liés à internet

Vous ne vous estimez pas coupables. Mais, récemment, des médias britanniques ont exigé que vous les rétribuiez pour utiliser leur contenu dans Google News. En 2014, face à des demandes similaires, vous avez fermé News en Espagne. La tension avec les médias demeure forte.

Oui, c’est malheureux et c’est basé sur une mauvaise compréhension de la situation actuelle. Google n’est pas l’ennemi des médias, c’est tout le contraire. Et, hélas, ces requêtes de la part de certains médias absorbent leur énergie alors qu’ils devraient accepter ces changements et créer de nouveaux modèles d’affaires. Je crains que certains ne le fassent trop tard ou ne le fassent pas… alors qu’internet est là depuis vingt-cinq ans déjà.

En 1995, que ce soit à Dallas ou à Lausanne, vous lisiez les journaux pour vous informer, mais aussi pour lire des critiques de films, trouver des horaires de cinéma, consulter des petites annonces, dénicher une recette pour votre repas du dimanche. Tout cela se passe désormais sur internet, sur des sites spécialisés. Je trouve que les médias historiques mettent beaucoup trop de temps à comprendre ces changements. Je ne dis pas que c’est facile. Mais les petites annonces ne reviendront jamais. Et certains médias établis savent innover. Prenez le New York Times. Son podcast audio The Daily est écouté par plus d’un million et demi de personnes…

Pour les médias, quels modèles d’affaires jugez-vous pertinents?

Prenez Village Media, au Canada. Il s’agit d’un réseau de sites d’informations très locales. Ils se sont dit «comment transformer un business qui faisait 10 millions de chiffre d’affaires par an en une activité qui en génère 2 à 3 millions et qui soit rentable?» Ils approchent la communauté locale d’une manière totalement différente: ils demandent aux lecteurs le type d’informations qu’ils souhaitent lire, ils créent des ponts avec les habitants, ils sont très proches de leur audience. Et cela fonctionne. Cela semble évident, mais c’est essentiel: comprendre pour qui vous écrivez, les attentes de votre lectorat.

La proposition de valeur que vous offriez il y a quarante ans n’a plus rien à voir avec celle d’aujourd’hui. Les médias doivent le comprendre et l’accepter. Et nous voyons en parallèle de nombreux médias qui se créent, totalement focalisés sur leur mission d’informer, utilisant de nouvelles technologies: des sons, de la vidéo, de l’analyse de données. Je pense donc que le journalisme de qualité a un grand avenir. Les médias historiques en ont proposé par le passé, c’est certain. Ma définition du journalisme, c’est donner aux lecteurs des outils pour être de bons citoyens. Qu’est-ce qui a du sens pour eux? De quoi doivent-ils vraiment se soucier?

Beaucoup d’internautes s’informent en lisant les titres sur Google News, sans cliquer sur les liens, ce qui ne rapporte aucune audience aux éditeurs…

Lorsque vous avez un journal imprimé entre les mains, vous survolez la plupart des articles et n’en lisez qu’une poignée. Vous le savez via votre site web ou votre application: la plupart des internautes regardent les titres sans forcément cliquer sur les liens. Beaucoup de lecteurs effectuent de tels survols, et vont ensuite lire cinq articles sur une même thématique qui les intéresse. C’est ainsi. Mais ce qui compte surtout, c’est comment vous allez inciter les internautes à cliquer et à lire.

Depuis trois ans, on observe que la vitesse d’accès à internet a baissé, les pages sont devenues beaucoup plus lourdes et longues à charger. C’est pour cela que nous avons lancé The Accelerated Mobile Pages (AMP), pour pré-charger ces pages de sites de médias afin de les offrir beaucoup plus vite au lecteur. Car, lorsque vous savez qu’il faudra 10 à 15 secondes pour charger la page d’un site, vous n’y revenez plus jamais.

Sur un réseau social, n’importe qui peut partager n’importe quoi, issu de n’importe quelle source. Alors que nous, nous pouvons nous baser sur un ensemble de signaux pour savoir si une source fait autorité dans son domaine

Via le fonds Digital News Innovation (DNI), Google a financé à hauteur de dizaines de millions de dollars des projets d’innovation dans les médias, dont Le Temps. C’est une manière de les garder en laisse?

C’est évidemment absurde. Comme je l’ai dit, du journalisme de qualité est simplement bon pour notre business. Google a besoin de médias de qualité. Et nous soutenons les médias qui s’adaptent au monde actuel avec du journalisme innovant. Rien qu’en Europe, nous avons continué à financer 560 projets. Et le simple fait de discuter avec des médias pour explorer ensemble des pistes pour améliorer l’offre, c’est un pas important!

Beaucoup de projets sont en cours, les choses évoluent. Je n’ai jamais prétendu que, après trois ans de DNI, tous les problèmes des médias seraient réglés. Cela prendra du temps. Et Google est là pour aider. Via le DNI, nous sommes en discussion constante avec près d’une centaine d’éditeurs pour régler des problèmes très précis. Comment faciliter la conclusion d’un abonnement? Comment mieux afficher de la publicité sur le site? Comment donner envie au lecteur de lire d’autres articles?

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Mais, tout de même, vous êtes si puissants face à des médias souvent très fragiles, le rapport de force est à votre avantage.

Non, ce n’est pas comme cela que nous voyons les choses. En 1985, les journaux payaient pour être bien placés dans les kiosques, payaient pour installer des caissettes dans les rues, payaient pour être présents dans les avions… Sur internet, aujourd’hui, la mise en avant de leurs contenus ne coûte presque rien. Mais le marché est beaucoup plus compétitif. Et, encore une fois, nous avons des outils numériques pour aider les médias à s’adapter à ce nouveau monde, si différent de l’ancien.

Vous avez lancé ce printemps la Google News Initiative, qui a pour but de mettre des outils à disposition des éditeurs et pour laquelle vous investirez 300 millions de dollars sur trois ans. Concrètement, qu’allez-vous faire?

Cette initiative marque une expansion significative de nos efforts pour travailler de la manière la plus proche possible avec les éditeurs, pour leur offrir des outils utiles. Ce printemps, nous avons lancé un service permettant aux lecteurs des médias en ligne de s’inscrire de manière très facile et rapide pour ensuite s’abonner ou acheter des articles à l’unité. C’est extrêmement important, vu que les revenus liés aux lecteurs, et non plus aux annonceurs, vont être plus importants.

Nous développons aussi des outils pour mieux gérer les newsrooms [rédactions], pour augmenter le nombre d’abonnés, pour effectuer du journalisme d’investigation, pour analyser des données, etc. En juin, nous avons aussi amélioré Google News pour que les internautes s’informent de manière plus complète encore, via une diversité de sources. C’est donc sur un spectre très large d’actions que nous nous lançons, du côté tant des éditeurs que des lecteurs.

C’est vous, Google, qui décidez si un média et fiable ou non, objectif ou non, ce qui vous attire de fortes critiques, notamment de la Maison-Blanche…

Nous ressentons une grande responsabilité, car le défi est important. Dès le début, que ce soit avec Search ou News, l’objectif a toujours été de fournir des résultats de qualité, des informations de qualité, simplement pour que les utilisateurs de nos services continuent à nous faire confiance. Est-ce que ce contenu est pertinent? Utile? Est-ce que la source est de qualité? Donne-t-elle la parole à une pluralité d’opinions?

Nous avons constamment amélioré le moteur de recherche et News pour faire face aux nouveaux défis qui se sont présentés, comme les fake news. Google a connu des échecs, les algorithmes ne sont pas parfaits. C’est ainsi, notamment parce que chaque heure des centaines de milliers de nouveaux articles sont publiés. Mais nous sommes meilleurs qu’un réseau social dans ce domaine, pour lequel les défis sont différents. Sur un réseau social, n’importe qui peut partager n’importe quoi, issu de n’importe quelle source. Alors que nous, nous pouvons nous baser sur un ensemble de signaux, caractéristiques et attributs pour savoir si une source fait autorité dans son domaine, pour dire si elle mérite de figurer plus haut dans les résultats de recherche.

Concrètement, comment effectuez-vous cette sélection?

Que ce soit pour Search ou pour News, deux facteurs sont essentiels, la pertinence et l’autorité. Pour la première, c’est assez facile car cela se base sur des algorithmes de plus en plus puissants. Mesurer l’autorité d’une source est bien plus difficile. Nous utilisons beaucoup de signaux pour cela, comme Pagerank, qui remonte à loin dans l’histoire de Google. Nous cherchons à voir qui crée des liens vers cette source pour lui donner de la crédibilité. Pagerank nous est toujours très utile mais, au fil des ans, des gens ont compris son fonctionnement et ont créé des liens artificiels tissés par des robots.

Nous regardons aussi l’âge d’un nom de domaine. Mais ce n’est pas toujours une garantie: Infowars.com est ainsi plus ancien que Huffingtonpost.com… Mais si nous détectons un nom de domaine tout neuf, nous serons plus suspicieux. Nous utilisons aussi une large équipe de radars tout autour de la Terre, ils sont environ 10 000 à juger des résultats de recherche et à leur donner des notes.

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Ce sont donc aussi des humains qui jugent des sites de médias?

A la base, ce sont des algorithmes, mais des humains continuent à améliorer le modèle. Et nous guidons ces employés via un document, public, de 160 pages, intitulé The Radar Guidelines. Nous ne demandons pas à ces humains d’analyser l’ensemble d’un site, mais nous leur présentons des articles. Par exemple un article du New York Times, pour savoir si cet article est pertinent, s’il peut faire autorité. Ce n’est pas parce que sa source est prestigieuse que l’article fait autorité. Le New York Times n’est pas expert dans tous les domaines, tout comme Le Temps.

Vous vous sentez ainsi davantage protégés que les réseaux sociaux, que ce soit face aux fake news ou à face à des tentatives de manipulation?

Google ne souffre pas de la publication d’un post sur la base d’informations d’un site frauduleux, ce qui est difficile à déceler. Prenez l’exemple de la fausse nouvelle du pape apportant son soutien à Donald Trump. Sur les réseaux sociaux, c’est vite devenu viral. Mais cela n’a pas fait surface sur Google News avant que cela ne devienne précisément une controverse. Nous avions sans doute indexé cette page annonçant ce faux soutien, mais nous n’avions pas vu cette nouvelle sur d’autres sites. Le score de ce site était mauvais, il n’y avait aucune raison de lui accorder une attention particulière. Je ne critique pas les réseaux sociaux: les modèles et les approches sont différents.

Avez-vous le projet d’afficher de la publicité au sein de Google News?

Nous y avions pensé, notamment pour partager ces revenus avec des tiers. Mais les annonceurs ne cherchent pas à être présents à côté d’informations. Ils cherchent de la pertinence. Prenez Tiffany. Depuis des décennies, ce joaillier affiche de la publicité en une de la version imprimée du New York Times pour des bijoux à 25 000 dollars. A côté peut se trouver un article sur la famine au Darfour, par exemple, mais Tiffany estime qu’il doit être présent sur la première page. Mais ils ne le font pas en ligne, car ils peuvent avoir un ciblage des internautes très précis.

Avec l’émergence des assistants numériques vocaux tels que Google Home, le risque de limiter le choix dans les informations est grand, puisque vous allez sélectionner une source pour une nouvelle…

Vous avez raison, le défi est immense. Votre assistant ne va pas vous dire: «J’ai 10 résultats pour cette requête, voici le premier, le deuxième, etc.» Mais nous pouvons par exemple donner un résultat via Google Home et en envoyer trois autres sur votre smartphone, pour ne pas restreindre le choix pour le lecteur.


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