Sept questions sur la future application de traçage du coronavirus
Technologie
La Suisse pourrait lancer son application de pistage du virus aux alentours du 11 mai. Ce programme pour smartphone, qui sera proposé sur base volontaire, pose de nombreuses questions techniques, mais surtout autour du respect de la vie privée

Ce sera peut-être dans quelques jours. Ce sera peut-être jamais. Impossible de prévoir quand ou même si la Suisse lancera une application pour tracer le virus. Les préparatifs pour développer un tel système avancent extrêmement vite. Mais en parallèle s’intensifie un débat sur la pertinence d’une telle application, sur son utilité pour lutter contre la pandémie et son respect de la vie privée. De concert avec l’EPFL et l’EPFZ, l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) estime qu’un tel programme pourra être prêt d’ici au 11 mai – ce qui ne veut pas forcément dire qu’il sera lancé en Suisse à cette date. D’ici là, des milliers de questions se posent sur cette application. Nous en avons retenu sept.
■ Comment fonctionnera l’application?
Le programme sur smartphone aura un seul but: vous avertir si vous avez été en contact rapproché, durant la période de contagion, avec une personne porteuse du virus. Supposez que vous vous appelez Maria. Vous avez téléchargé cette application, tout comme Marcelo, Jonathan ou encore Dora. Vous ne les connaissez pas forcément: vous les croisez dans le train, dans des magasins, voire, bientôt, au restaurant. Un jour, Marcelo présente les symptômes du virus. Il se fait tester: le résultat est positif. Tous les téléphones que Marcelo a côtoyés durant sa période de contagion, durant dix à quinze minutes et à environ 2 mètres reçoivent une alerte. Un professionnel de la santé a donné un code à usage unique à Marcelo, que ce dernier a choisi librement d’entrer dans son téléphone.
Maria, Jonathan et Dora apprennent ainsi qu’ils ont fréquenté de manière rapprochée un porteur du virus. Ils devront ensuite appeler une hot-line médicale. Le but, c’est ainsi de casser le plus vite possible la chaîne de contamination en isolant rapidement des porteurs possibles de la maladie.
L’ensemble doit être totalement anonyme: Maria, Jonathan et Dora ne devront jamais savoir que c’est Marcelo qui a été testé positif. Comment est-ce possible? Car chacun de leurs téléphones crée un identifiant unique – par exemple 892HGGFE204 –, qui est modifié toutes les quinze minutes. Les téléphones utilisent la technologie sans fil Bluetooth pour communiquer leurs identifiants uniques et temporaires. Ces codes doivent être stockés dans les téléphones. A posteriori, il est possible pour les smartphones de Maria, Jonathan et Dora de se souvenir qu’ils ont été proches de Marcelo un certain jour. Sans que jamais son nom soit révélé, ni l’heure du contact, par exemple.
■ Pourquoi parle-t-on maintenant de cette application?
Une fois le pic de l’épidémie dépassé – ce qui semble être le cas en Suisse –, cette application doit être un moyen de retracer le parcours de chaque malade pour casser toute chaîne de contamination. En mars, les cas étaient si nombreux que le système de santé aurait été saturé par le nombre d’alertes. Vendredi, il y a eu officiellement 181 cas de coronavirus, samedi 217. Les spécialistes estiment que plus le nombre de cas quotidiens sera faible, plus l’application sera efficace. Et cette dernière, qui doit s’inscrire dans une palette large de mesures décidées par les autorités, n’est de toute façon pas encore techniquement prête.
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■ Le téléphone est-il un moyen fiable de tracer le virus?
Cela dépend beaucoup du Bluetooth. A l’origine conçue pour la transmission de données sur plusieurs dizaines de mètres, cette technologie serait alors employée dans un but tout autre. «Nous calibrons les mesures reçues par Bluetooth et n’utilisons que celles dont nous estimons la distance proche et le contact long, soit entre dix et quinze minutes», assure Edouard Bugnion, vice-président de l’EPFL et membre du groupe de travail de la Confédération intitulé «Epidémiologie numérique».
■ Quand l’application sera-t-elle prête?
A l’origine, l’EPFL collaborait au projet de recherche PEPP-PT regroupant 130 organismes de huit pays européens. Mais l’établissement lausannois, comme l’EPFZ, a estimé que le système serait trop centralisé, présentant des risques pour la vie privée des utilisateurs. Il est d’ailleurs en train d’être abandonné par tous, y compris l’Allemagne, comme on l’a appris ce dimanche. Les deux écoles sont devenues des piliers d’un autre projet, DP-3T, où davantage de données sont stockées dans les téléphones. La France travaille sur un autre projet, baptisé Robert, proche du PEPP-PT – mais ce projet pourrait lui aussi être abandonné. Il est possible que les applications soient interopérables.
Pour qu’une telle application soit efficace, il faudrait qu’une part considérable de la population la télécharge et l’emploie au quotidien
La semaine dernière, l’OFSP a affirmé qu’elle opterait pour le projet DP-3T, qui sera achevé d’ici au 11 mai. Mais personne ne sait quand l’application qui en découlera sera disponible. La semaine passée, sur le site de l’EPFL, une dizaine de soldats ont testé le système. Ils simulaient des situations au restaurant ou dans un train et étaient équipés d’un smartphone avec l’application en test. «L’objectif était de valider les algorithmes qui nous permettent de calculer la distance entre les personnes», affirmait Alfredo Sanchez, chef de projet d’intégration DP-3T.
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■ Apple et Google ont-ils un rôle à jouer?
Un rôle majeur. «Notre protocole a été développé indépendamment d’Apple et de Google et nous commençons un essai pilote avant les nouvelles fonctionnalités promises dans leurs systèmes iOS et Android. Cela dit, notre solution, comme toutes les solutions Bluetooth, se heurte à des limitations techniques», concède Edouard Bugnion. C’est simple: aucun smartphone tournant avec le système iOS n’autorise le Bluetooth à être utilisé en permanence par une application, notamment pour des raisons de sécurité. Sans la levée de cette restriction, impossible d’utiliser une application de traçage du virus de manière fiable.
L’affaire est si importante que, ces derniers jours, le commissaire européen au marché intérieur, Thierry Breton, a parlé de ce problème majeur avec Tim Cook, directeur d’Apple. Il s’est aussi entretenu avec Sundar Pichai, directeur de Google. Les deux géants américains, qui ont annoncé mi-avril une coopération inédite contre le virus, vont sans doute assouplir leurs systèmes. «Et la bonne nouvelle, c’est que nous pourrons adopter les interfaces de programmation d’iOS et d’Android sans devoir changer l’architecture de notre système, pour garantir la sécurité et le respect de la sphère privée», affirme Edouard Bugnion.
Apple et Google s’inspirent officiellement du DP-3T, ce qui est une belle preuve de reconnaissance pour l’EPFL. Les deux sociétés doivent proposer une nouvelle version de test de leurs systèmes cette semaine.
■ Le respect de l’anonymat est-il garanti?
Question majeure. Plusieurs ingénieurs et défenseurs de la vie privée émettent des doutes. Sur le site web Risques-tracage.fr, des chercheurs, dont le professeur en cryptographie de l’EPFL Serge Vaudenay, avertissent: les risques de dérives existent. Voici un extrait des exemples fictifs qu’ils mentionnent:
- Il risque d’y avoir de fausses alertes (comme une détection à travers un mur).
- Une personne qui ne fréquente que son épicier et qui reçoit une alerte pourra en déduire que son épicier est malade.
- Une entreprise qui veut savoir si un candidat à un poste est malade: le recruteur pourrait placer son téléphone (employé uniquement pour cet usage) près du candidat et attendre plusieurs jours pour savoir s’il était malade.
- En détectant les signaux Bluetooth, un centre commercial pourrait savoir qui utilise l’application. Et interdire l’accès à ceux qui ne l’utilisent pas.
Sur la question de l’anonymat, Edouard Bugnion répond ceci: «L’application a pour but de permettre à des personnes qui ne se connaissent pas nominalement de communiquer «après coup» et de manière anonyme. Si le message n’indique pas la source (il indique juste le jour du contact à risque), la personne qui le reçoit peut bien évidemment spéculer sur la personne qui pourrait être positive. Mais cette application est destinée à être déployée de manière à compléter la traçabilité clinique des contacts connus selon les protocoles des médecins cantonaux et de la loi sur les épidémies. Dans les cas où on peut spéculer sur l’identité du malade, la personne devrait normalement être contactée par les autorités de santé publique de toute façon.»
■ Sera-t-on obligé de télécharger cette application?
Non, a affirmé Alain Berset, conseiller chargé du Département fédéral de l’intérieur. «Mais pour qu’une telle application soit efficace, il faudrait qu’une part considérable de la population la télécharge et l’emploie au quotidien, estime Rodolphe Koller, responsable du site spécialisé ICTjournal. On parle de 60% de pénétration, soit autant que WhatsApp, l’application la plus populaire en Suisse. Si l’adoption est très inférieure, le système se révélera inutile. Pour y remédier, les autorités pourraient être tentées de rendre l’app obligatoire ou d’inciter fortement la population à l’utiliser, par exemple en limitant les lieux accessibles aux personnes qui ne l’auraient pas en activité sur leur téléphone.»
En face, Edouard Bugnion reconnaît qu’il «est important d’atteindre, sur une base volontaire, une densité de déploiement à l’intérieur des diverses communautés de proximité, comme les collègues de travail ou les pendulaires CFF. Cela permettra de réduire le facteur de reproduction de l’épidémie.» Mais le vice-président de l’EPFL remarque aussi que «l’application autrichienne a été téléchargée 400 000 fois en deux semaines, alors que la technologie est encore en développement. C’est bon signe.»
Jeudi, un sondage mené par Deloitte auprès de 1500 Suisses indiquait que 30% soutiennent sans réserve le traçage du virus par smartphone, 34% y sont plutôt favorables, 22% le rejettent plutôt et 14% le rejettent catégoriquement.
Le parlement, en session dès le 4 mai, va très certainement se saisir de ce dossier pour le moins explosif.