Facebook, Twitter ou Netflix ont développé des techniques perfectionnées pour rendre l’utilisateur captif, le récompenser à intervalles réguliers et susciter un manque lorsqu’on n’utilise pas leurs services. Nous explorons cette nouvelle dépendance dans une série d'articles.

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C’est un couteau suisse. C’est un doudou numérique. Mais c’est surtout un aimant extrêmement puissant. Chaque jour, les propriétaires d’un iPhone le déverrouillent à 80 reprises. Soit cinq à six fois par heure, si l’on compte douze heures d’utilisation par jour. Ce chiffre, rendu public par Apple, ne dit pas tout. Car les interactions avec son smartphone sont beaucoup plus nombreuses. La moyenne est de… 2617 pressions sur l’écran par jour, selon une étude de la société américaine Dscout. Nous sommes obsédés par notre téléphone.

Cette obsession est entretenue à la perfection. Une notification pour un nouveau retweet. Une vibration pour un nouveau match sur Tinder. Une alerte du jeu Candy Crush pour faire une nouvelle partie. Un bip pour un like sur Facebook. Les développeurs rivalisent d’inventivité pour nous rendre accro à leurs applications. Et surtout, de plus en plus d’inventeurs de technologies que nous utilisons tous les jours font actuellement leur mea culpa: ils admettent avoir créé des monstres.

«Clochette de plaisir»

Loren Brichter fait partie de ces designers qui émettent aujourd’hui des regrets. C’est lui qui a inventé en 2009 le «pull to refresh», ce petit geste qui permet de rafraîchir le contenu d’une application en glissant le doigt de haut en bas sur l’écran. Cette technologie a d’abord été utilisée par Twitter, qui avait racheté l’entreprise où travaillait Loren Brichter. «Les smartphones sont addictifs. Le «pull to refresh» l’est aussi. Twitter également. Ce n’est pas bien. Lorsque je travaillais sur ces projets, je n’étais pas assez mature pour y réfléchir», affirmait-il récemment auGuardian. Justin Rosenstein, l’inventeur du bouton «like» de Facebook, regrette désormais les conséquences de cette «clochette de pseudo-plaisir». Et Tristan Harris, ancien employé de Google, estime aujourd’hui que «les concepteurs de produits utilisent vos vulnérabilités psychologiques, consciemment ou non, contre vous dans leur course pour attirer votre attention».

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Mais quel est le degré de responsabilité des développeurs de technologies et d’applications? «Mon métier est le seul, avec celui de… vendeur de drogue, où l’on parle d'«utilisateurs», sourit Gilles Demarty. L’homme est un UX Architect – soit «architecte en expérience utilisateur» – au sein de l’agence :ratio, à Lausanne. «Si je caricature, ce que nous vendons, c’est de l’addiction. Il y a des similitudes avec la drogue. Nous donnons des produits pour répondre aux besoins de l’utilisateur. Et si nous faisons du bon boulot, l’utilisateur revient… évidemment. On crée des boucles, rapides et faciles à apprendre, comme le «pull to refresh». Le but est que l’utilisateur ait une petite satisfaction immédiate avec du nouveau contenu qui s’affiche, par exemple.»

Comme des machines à sous

Nicolas Nova, sociologue des usages à la HEAD de Genève, compare cela à des machines à sous: «Vous jouez en rafraîchissant l’écran, vous ne savez pas ce que vous allez trouver et espérez que quelque chose va se passer, et vous obtenez parfois une récompense numérique. Le but est de garder une interaction la plus intense possible avec l’internaute. Les concepteurs d’applications de la Silicon Valley excellent dans ce domaine, mais ces techniques sont vite reprises au niveau mondial.»

Gilles Demarty le reconnaît facilement, les techniques utilisées ne sont pas forcément récentes. Mais elles deviennent de plus en plus efficaces. «Nous disposons de données et de statistiques extrêmement précises pour étudier comment les internautes réagissent à de petits changements de design. Il est facile de faire tourner en parallèle deux designs pour voir celui qui est le plus efficace», explique Xavier Diverres, «UX designer» indépendant à Lausanne.

La stratégie de Facebook

Pour ces spécialistes, tous les développeurs d’applications adoptent plus ou moins les mêmes recettes. Mais les plus efficaces sont Facebook et Google. «La création, par le réseau social, d’un fil d’information infinie est très efficace, poursuit Xavier Diverres. Facebook sait que ses membres ont peur de manquer une publication et sont ainsi incités à passer beaucoup de temps à regarder leur fil d’actualité.» Gilles Demarty enchaîne: «A la base, la fonction «security check» de Facebook permettait à des utilisateurs de dire à leurs proches qu’ils étaient sains et saufs lors de catastrophes. Mais Facebook a légèrement modifié cette fonction pour inciter tous ses utilisateurs se trouvant dans une région où a lieu un incident à envoyer un message à leurs proches… Cela semble marginal, mais à l’échelle de Facebook, cela accroît sensiblement le nombre d’interactions.»

Et selon Sean Parker, premier président de Facebook, tout est savamment calculé. «Comment absorber le plus possible de votre temps et de votre attention consciente?» est le but du réseau, qui selon lui «exploite une vulnérabilité humaine». Sean Parker affirmait récemment que «nous avons besoin de vous donner en quelque sorte une dose de dopamine une fois de temps en temps, parce que quelqu’un a aimé ou commenté une photo ou une publication ou autre chose. Et cela va vous pousser à mettre plus de contenu, et ça entraînera… plus de likes et de commentaires. C’est un cercle vicieux d’impressions de validation sociale».

«En concurrence avec le sommeil»

Facebook n’est pas le seul. Le réseau social Snapchat a lancé la fonction «Snapstreak» («Ça chauffe!»), qui indique le degré d’intensité d’une conversation avec ses amis. «Nous avons pris en otage ce que 100 millions d’adolescents voient comme la valeur de l’amitié», critique Tristan Harris. Autre exemple: il y a quelques mois, le directeur de Netflix, Reed Hastings, assumait pleinement les astuces de son service de vidéo: «Vous obtenez un film ou une série que vous mourez d’envie de voir et vous finissez pas rester éveillé tard, donc nous sommes en concurrence avec le sommeil.»

Gilles Demarty et Xavier Diverres affirment respecter une charte éthique et faire attention à ne pas abuser de la confiance des utilisateurs – «Nous sommes là pour les défendre avant tout», dit Gilles Demarty. «On peut imaginer que certains sites ou applications aient un design plus épuré, mais soient en contrepartie payants, analyse Nicolas Nova. Mais jamais un réseau social, qui a besoin d’une audience aussi vaste que possible, ne deviendra payant». Les ingénieurs de Facebook peuvent donc continuer à rivaliser d’imagination pour nous rendre encore captifs