Jeudi, le réveil a été dur à Bali. Il a suffi du discours inattendu d’Anand Sharma, ministre indien du Commerce, pour déprimer les 158 autres membres de l’Organisation mondiale du commerce (OMC): «Mieux vaut ne pas avoir d’accord que d’en avoir un mauvais. Un compromis reviendrait à sauver l’OMC, au détriment des 800 millions de nécessiteux visés par nos programmes d’aide alimentaire.»

Ces propos ont été le signe que les négociations extraordinaires de la veille n’avaient pas abouti. «Ce n’est pas faute d’avoir tenté, commente l’ambassadeur suisse Didier Chambovey. Les Etats-Unis notamment avaient semble-t-il mis un peu d’eau dans leur vin.» Ce qui n’a pas suffi à apaiser New Delhi, campé sur une position a priori inamovible.

Le deuxième pays le plus peuplé du monde revendique le droit – universellement reconnu – à la sécurité alimentaire. Quitte à contourner les normes de subventions agricoles autorisées par l’OMC. Les Etats-Unis, le Pakistan, le Bangladesh, des pays de l’OCDE et agro-exportateurs y opposent le risque de dumping sur le marché céréalier. Et pour compliquer le tout, parmi ces détracteurs, les plus riches ont fait de la simplification des procédures douanières – autre volet majeur discuté à Bali – leur cheval de bataille.

Otage des années 1980

En verve jeudi, le fer de lance des 46 pays en développement du G33 renchérit: «Je ne suis pas venu ici pour négocier un accord, ni pour mendier une clause de paix [ndlr: immunité contre des plaintes pour pratique illégale], mais pour défendre une agriculture de subsistance.» Et d’ajouter encore que, dorénavant, il souhaitait «corriger les injustices du passé ayant biaisé le développement des pays les moins avancés», en «réajustant les prix de référence datant de 1986 à 1988» utilisés pour calculer les limites de subventions agricoles autorisées.

Le programme d’aide alimentaire indien prévoit l’achat de grain à un prix supérieur à ce seuil historique, pour une revente à un tarif quant à lui inférieur à ce même repère. Ce qui relève du dilemme cornélien, sachant qu’une inflation de 250% sépare le prix coûtant des céréales d’aujourd’hui et celui d’il y a ne serait-ce que 15 ans. Non seulement l’écart s’aggrave si l’on considère l’évolution sur près de quarante ans, mais la réindexation demandée par l’Inde impliquerait de revoir la comptabilité de l’ensemble des dispositions touchant à l’agriculture à l’OMC, pas seulement celle concernant la sécurité alimentaire.

Une «formule magique»

Après ce coup de tonnerre verbal d’Anand Sharma, plus rien. Les délégations sont retournées à leurs devoirs. «Des pressions mentales hier, on a commencé à tordre des doigts ce matin. On en arrive ce soir aux bras», illustre un diplomate anglophone. Helmut Scholz, chef de la délégation du Parlement européen, est d’avis que Bali «ne doit pas encore être enterré, même si l’on flirte avec la mort». Toutefois, le problème agricole accaparant toute l’attention, selon Didier Chambovey, seuls de petits progrès dans le dossier de la facilitation des échanges sont à signaler.

Le directeur général de l’OMC, Roberto Azevêdo, s’entretient de jeudi à vendredi avec les parties en conflit. A tour de rôle et à huis clos. Dans une ultime tentative de sauver la Conférence, il devrait proposer un énième projet de texte aux ministres. Soit une «formule magique» permettant de concilier la limitation temporelle de la clause de paix et les exigences indiennes de permanence pour son programme alimentaire.

Au petit matin, le résultat devrait être soumis aux autres membres, soit avant le départ de Bali du responsable américain Michael Froman. Pour le meilleur ou pour le pire, l’OMC aura alors accompli sa mue.