Les discrètes révolutions des PME suisses
Forward (3/8)
Moins habituée aux fracassantes disruptions, l’industrie helvétique innove selon des processus évolutifs, basés sur son bagage de compétences. Ils permettent à des fleurons de se hisser parmi les meneurs mondiaux de leur branche

Découvrez tous les mardis notre série liée au forum FORWARD: «Ma PME dans 5 ans, les nouvelles dimensions de l’innovation»
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Celles qui font le plus de bruit, ce sont les innovations de rupture. Ces nouveautés qui déboisent tout sur leur passage, annihilant la concurrence et impliquant de repartir de zéro; leurs chefs de file: Google, Apple, Uber ou même Nespresso et ses capsules. A ce modèle, on oppose l’innovation dite incrémentale, pour qualifier le processus d’amélioration progressive d’un produit existant. Entre les deux concepts, l’un disruptif et le second dans l’ordre des choses, il y a la «bifurcation», définit Hugues Jeannerat, de l’Université de Neuchâtel, une voie intermédiaire, emblématique de l’industrie helvétique.
«Il s’agit d’innovations qui s’inscrivent dans une continuité, du fait qu’elles sont engendrées dans le cadre d’entreprises existantes, visant à se développer, éventuellement à se diversifier», décrit le chercheur. Mais avec une claire intention de la part de la société de pénétrer de nouveaux marchés, en ajoutant une valeur nouvelle au produit, en y intégrant des services, parfois au-delà de son domaine d’activité actuel, poursuit-il.
Avec les ingrédients disponibles
Ce processus, Cyril Bouquet, professeur de stratégie et d’innovation à l’IMD, le compare volontiers à la cuisine: «C’est comme créer un plat avec les produits dont on dispose déjà. Cela requiert moins de temps et moins d’argent que de suivre une recette nécessitant de nouveaux ingrédients.»
Il est particulièrement adapté aux PME, qui constituent l’essentiel du tissu économique suisse (99,6% des sociétés emploient moins de 250 collaborateurs): «Par rapport aux start-up, elles n’ont pas l’avantage de la page blanche offrant l’entière marge de création, mais elles ont un immense atout: celui du bagage de compétences, acquis au fil de leur histoire. Et comparé aux grandes entreprises, elles ont certes moins de moyens financiers, mais leur structure plus simple leur confère davantage d’agilité», ajoute-t-il.
Quand il est au rendez-vous, le succès peut être fulgurant. C’est ce qui s’est produit pour le groupe zurichois Vifor Pharma. En 1995, la société s’appelait encore Galenica, «une grosse PME d’une valeur de 230 millions de francs», note Etienne Jornod, toujours président exécutif du groupe. A cette époque, l’entreprise était spécialisée dans la distribution de médicaments, «une activité sans avenir, puisque nous étions pris en étau entre les besoins des pharmaciens et les exigences de l’industrie pharmaceutique, avec des frais de logistique intenables. Nous devions trouver autre chose.»
Plus de la moitié du marché avalée en dix ans
Le groupe fait alors le bilan de ses compétences pour transformer son modèle d’affaires: «Nous savions où se trouvaient les bonnes pharmacies, puisque nous en étions les fournisseurs. Nous avons ainsi eu l’idée de créer une chaîne de pharmacies» – c’est l’activité principale de l’actuelle Galenica, séparée de Vifor en 2017 via une cotation à la bourse suisse. «De nos activités de grossiste, nous profitions également d’une connaissance du fonctionnement de la pharma», poursuit Etienne Jornod.
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D’où l’idée de fonder Vifor (contraction de «vie» et de «force»), avec initialement moins d’une trentaine de collaborateurs chargés de développer un premier médicament pour le traitement de l’anémie, le fer, protégé par aucun brevet. «De l’extérieur, personne n’y croyait. Nous-mêmes avions quelques doutes, comme tout entrepreneur, mais nous n’avions pas le choix, il fallait absolument entreprendre quelque chose», se souvient le dirigeant.
Cela n’a pas empêché la petite pharma d’accoucher d’une nouvelle innovation majeure, concernant cette fois non pas la stratégie, mais le produit: le fer par injection en grandes quantités (Ferinject). Une nouveauté, brevetée cette fois, qui a permis au groupe de passer d’une part de marché de 1% à plus de 55% en l’espace de dix ans.
Vifor Pharma représente aujourd’hui près de trois quarts du marché mondial du fer injectable; cette innovation a en outre ouvert le produit à de nouvelles applications dans le domaine de la néphrologie et des thérapies cardiovasculaires. Vifor Pharma compte désormais 2750 employés, réalise un chiffre d’affaires de 1,6 milliard de francs et pèse près de 12 milliards en bourse, se félicite Etienne Jornod, qui oriente les projets futurs selon ce même «état d’esprit».
Felco sur le point de bascule
Parmi les entreprises actuellement sur le point de bascule, il y a la neuchâteloise Felco, numéro un mondial des sécateurs. Le processus a décollé il y a dix ans avec la création de Felco Motion, relate Stéphane Poggi, patron de cette entité toute dédiée à l’innovation. «Il s’agissait alors de nous réapproprier une technologie que nous achetions à l’externe, celle de la conception et de la fabrication de sécateurs électriques», se souvient-il.
Le groupe s’entoure de collaborateurs avec des profils nouveaux – des électroniciens et des développeurs. Ils dotent l’outil de nouvelles fonctionnalités, le connectent via une application mobile, pour fournir «des statistiques, des informations sur la maintenance. Ce, à la demande de nos clients», avec lesquels le groupe entretient désormais une relation directe.
«L’innovation prend aujourd’hui le dessus», constate Stéphane Poggi. Felco franchit fin 2019 une étape clé, avec son premier produit «qui ne coupe pas»: une solution de géolocalisation développée pour les vignerons (Digivitis), qui donne des informations précises sur l’état du domaine.
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«C’est une révolution à l’interne», note le responsable. Avec un produit désormais susceptible d’intéresser une multitude d’autres marchés, y compris hors du domaine agricole. Même si le groupe tient, lui, à se focaliser sur les métiers de la taille, son domaine de compétences; ce fameux bagage, ingrédient de base de l’innovation, décrit par les experts.

Découvrez tous les mardis notre série liée au forum FORWARD:
«Ma PME dans 5 ans, les nouvelles dimensions de l’innovation», le mardi 3 mars 2020 à l'EPFL.
Programme et inscriptions: forward-sme.epfl.ch