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Dominique Mégret, gérant de Swisscom Ventures: «Il faut créer nos propres champions technologiques»

Pour Dominique Mégret, gérant du fonds Swisscom Ventures et auteur de «Deeptech Nation», c’est dans l’innovation basée sur la science que la Suisse se démarque. Elle doit davantage investir si elle ne veut pas se laisser distancier

Dominique Mégret. Lausanne, septembre 2021. — © Eddy Mottaz / Le Temps
Dominique Mégret. Lausanne, septembre 2021. — © Eddy Mottaz / Le Temps

Martin Vetterli et Joël Mesot. Les présidents des deux Ecoles polytechniques fédérales signent la préface de Deeptech Nation. Rien que ça. C’est qu’en passant au peigne fin le développement, l’état et surtout les enjeux qui attendent l’économie suisse Dominique Mégret a vu juste, appuyant sur le talon d’Achille de la championne du monde de l’innovation: la valorisation commerciale des avancées scientifiques et technologiques, notamment dans ce que le milieu appelle la «deeptech», la technologie basée sur la recherche.

Pour celui qui a lancé il y a quatorze ans le fonds d’investissement Swisscom Ventures, il n’y a qu’une solution: investir davantage et plus vite. Chiffres à l’appui, il montre à quel point, pour devenir les maîtres du monde technologique, les inventeurs américains ont pu s’appuyer sur un puissant levier financier, le capital-risque (VC pour venture capital), un terme auquel il préfère d’ailleurs celui de capital-innovation.

Le Temps: Vous êtes actif depuis des années dans le financement de l’innovation. Qu’est-ce qui vous a incité à écrire «Deeptech Nation»?

© DR
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Dominique Mégret: J’étais frappé par le fait qu’en parlant de l’innovation suisse soit les gens se flagellaient, soit ils étaient dans l’autosatisfaction. J’ai ressenti le besoin de dresser un tableau objectif de la situation. Le constat est globalement positif, car la Suisse possède des qualités essentielles pour une recherche de niveau mondial. Mais elle n’exploite pas tout son potentiel par manque de financement pour les jeunes entreprises innovantes les plus prometteuses. Ces dernières souffrent ainsi d’une distorsion de concurrence très problématique dans la lutte pour le leadership global.

Prenons un exemple que vous citez dans votre livre. Pourquoi Genentech, pionnière de la biotechnologie, n’est-elle pas née en Suisse, pays pourtant leader dans la pharma?

Genentech a été lancée il y a cinquante ans en Californie en bénéficiant d’un nouveau système de financement créé sur mesure pour les start-up, le venture capital (VC). C’est un modèle extrêmement puissant qui permet à l’entrepreneur de se financer de manière quasi illimitée – Uber a par exemple reçu 28 milliards de dollars – sans avoir besoin de recourir à la dette bancaire ni d’hypothéquer ses actifs personnels. L’écosystème VC a donné un avantage compétitif extraordinaire aux sociétés de la Silicon Valley qui occupent désormais six des sept premières places mondiales en termes de capitalisation boursière.

C’est une révolution capitalistique majeure, largement sous-estimée par les économistes! L’Europe a pris une vingtaine d’années de retard sur les Etats-Unis dans la vulgarisation de cette forme de financement. Certaines grandes entreprises reviennent dans la course à l’innovation grâce à des acquisitions, comme Roche avec le rachat de Genentech justement pour 47 milliards de dollars il y a une dizaine d’années . L’entreprise pharmaceutique a aussi permis la création du spin-off Actelion, vendu en 2017 à Johnson & Johnson pour 30 milliards de dollars. C’est un exemple extraordinaire de création de valeur car cette start-up bâloise a été lancée avec seulement 18 millions de francs de venture capital.

En tant qu’investisseur actif sur le marché suisse, l’entrée en bourse d’On Running par la grande porte à Wall Street à la mi-septembre doit vous réjouir?

Oui. Parce que cela traduit un retour aux sources. Il y a deux cents ans, la Suisse est devenue une nation industrielle grâce au textile qui a conditionné une grande partie de sa prospérité actuelle. On Running, c’est la version moderne d’une start-up active dans le textile utilisant de la technologie, mais aussi du marketing avec la figure emblématique de Roger Federer.

Cette entrée en bourse a eu lieu aux Etats-Unis. Est-ce que cela traduit un problème plus inquiétant?

Le phénomène illustre une réalité de domination des marchés financiers anglo-saxons, surtout pour la haute technologie et est directement corrélé aux investissements qui y sont consacrés, notamment par le VC. S’il y a un Nasdaq [place boursière américaine consacrée aux investissements technologiques, ndlr], c’est parce que durant ces cinquante dernières années, les Américains ont investi 60% de ce capital-innovation au niveau mondial, les Européens 11% et les Suisses moins de 1% du montant global. Il est donc normal que les marchés financiers suivent cette tendance.

Pourtant, l’Europe a excellé et excelle encore au niveau scientifique et technologique. Quel est le problème?

L’Europe a donné à l’humanité 48% des découvertes fondamentales scientifiques (décompte basé sur les Prix Nobel et médailles Fields), finance un quart du budget mondial de la recherche-développement mais ne possède que 2% de la valeur capitalistique de la «big tech». C’est un problème fondamental pour le continent en termes de création de valeur et de souveraineté technologique. Nous investissons dans la recherche et l’enseignement mais ne récoltons pas la valeur créée par l’innovation technologique. De plus, nous perdons le contrôle sur les innovations futures.

Un rattrapage est-il possible?

Tout à fait. Le problème n’est pas lié à la recherche européenne. Là où le bât blesse, c’est dans le soutien des jeunes pousses innovantes durant les dix premières années de leur vie. C’est exactement là qu’intervient le VC. Et c’est là que l’Europe investit six fois moins que les Etats-Unis. Au début, c’est le génie scientifique et technologique qui fait la différence. Ensuite, c’est avant tout l’argent investi. Il y a souvent une mauvaise compréhension de ce mécanisme.

Quel est le risque?

Le risque, c’est de perdre la main sur l’innovation: 78% des start-up suisses sont financées par des capitaux étrangers, un taux qui grimpe à 90% dans les levées de fonds avancées des meilleures sociétés. La Suisse dépense 22 milliards de francs par an pour la recherche publique et privée mais seulement 10% de cette somme dans la valorisation des innovations par le VC (2,1 milliards en 2020), dont 2% avec des capitaux d’origine suisse (moins de 450 millions de francs). C’est une aberration! Ayant été actif en Californie, j’ai été frappé par la relation intime qui existe entre les universitaires, les start-up et les fonds locaux, ce qui crée un cercle vertueux. En Europe, les acteurs locaux ne se sentent pas du tout concernés. Quand je parle avec des professeurs de Stanford, ils sont fiers que leur caisse de pension investisse dans des start-up locales. Je n’ai pas senti le même engouement en Suisse autour des écosystèmes vaudois et zurichois. Et cela, il faut que cela change.

Qu’est-ce que cela signifie? Que les caisses de pension ou la Banque nationale suisse devraient davantage investir dans les start-up?

La Suisse souffre du manque d’intérêt des grands investisseurs institutionnels qui financent traditionnellement le venture capital anglo-saxon, à savoir les caisses de pension, les gestionnaires d’actifs et les fonds étatiques. Chez nous, les principaux investisseurs sont des personnes fortunées (les business angels et family offices) et les grandes entreprises. Pourtant, l’argent ne manque pas pour investir dans les nouvelles technologies. La Banque nationale suisse par exemple a investi près de 20 milliards dans les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) sans se poser de questions. Elle mentionne cependant ne pas investir dans des banques pour éviter tout conflit d’intérêts. N’y a-t-il pas là une contradiction flagrante?

Peut-être que ces acteurs jugent ces investissements trop risqués?

Je constate effectivement qu’il y a un problème d’image. Cela commence avec la mauvaise traduction du mot «venture», qui ne signifie pas seulement «risque» en anglais, mais a une connotation plus positive avec l’a-venture et la recherche d’opportunités. Je préfère donc parler de «capital-innovation», qui reflète mieux l’esprit du venture capital. Avec une diversification de portefeuille, même si chaque investissement en lui-même est risqué, le risque global est tout à fait acceptable.

Mais ces fonds sont souvent peu transparents sur leurs performances.

Les résultats ne sont pas consolidés en Suisse mais disséminés dans des fonds VC répartis dans le monde entier. Ce qui est clair, c’est que l’écosystème suisse a créé énormément de valeur ces vingt-cinq dernières années. Je l’estime à environ 80 milliards de francs environ, avec 42 sociétés vendues ou cotées en bourse à plus de 100 millions de francs chacune, pour un total de seulement 12 milliards de francs investis en venture capital. Cela aurait pu être un excellent placement pour les institutionnels suisses!

Qu’en est-il de Swisscom Ventures?

Nous sommes très contents de notre portefeuille. Nous avons déjà eu une douzaine de sorties suisses [la sortie correspond à la vente ou à l’entrée en bourse de la start-up, ndlr], dont les deux tiers ont généré un excellent retour sur investissement. Je peux citer Sophia Genetics, qui vient d’entrer au Nasdaq en juillet, ou Bring!, qui a été vendue à La Poste suisse en septembre. La Suisse n’a rien à envier aux Anglo-Saxons en ce qui concerne la qualité de ses entrepreneurs et innovations. Nous devons simplement avoir plus d’ambition dans le financement en capital-innovation pour permettre de lutter à armes égales avec les sociétés anglo-saxonnes et asiatiques.

Pour la Suisse, qui est plutôt une nation de PME, c’est problématique. Ces entreprises se sont traditionnellement financées organiquement.

C’est juste. La Suisse n’est pas encore une start-up nation. Mais elle est très bien placée pour le devenir, surtout dans l’innovation issue de la recherche scientifique, la «deeptech». Nous avons un héritage culturel unique dans la haute précision à forte composante technologique issue de l’horlogerie, du textile puis de la pharmacie et de la mécanique fine. Nous avons bénéficié d’un modèle familial efficace, qui a su financer les générations futures. Aujourd’hui, le modèle entrepreneurial suisse se trouve en concurrence avec des plateformes numériques venant du monde entier qui sont, je le rappelle, aussi financées par notre épargne. Le capital-innovation ne se concentre plus uniquement sur les logiciels et la biotechnologie mais il se diffuse dans tous les secteurs traditionnels, y compris les domaines régaliens comme l’éducation, la défense ou l’espace. Il est essentiel pour la Suisse de moderniser son modèle d’innovation en conséquence.

Comment se positionner face à cette nouvelle économie?

Il faut créer nos propres champions technologiques dans des secteurs spécifiques, où les Suisses ont un avantage compétitif pour conquérir un leadership mondial. Par exemple, la médecine personnalisée ou l’agriculture de précision offrent des opportunités exceptionnelles, aussi bien en termes de rentabilité que d’impact positif pour l’humanité. Ainsi la start-up vaudoise Ecorobotics est en train de lancer avec succès un système de reconnaissance d’image ultra-perfectionné permettant d’utiliser dix fois moins de pesticides qu’une pulvérisation standard pour traiter les végétaux avec le même rendement. Imaginez l’impact sur l’environnement et la rentabilité agricole!

Donc, elle va fatalement être rachetée.

Après huit années de recherche à l’EPFL et de tests sur le terrain, la société a deux options pour financer sa croissance internationale: soit trouver un financement VC et plus tard une mise en bourse, soit vendre à un groupe mieux capitalisé. C’est le moment clé où se décide la localisation future des emplois et de la valeur ajoutée. Si nous voulons garder ce type de technologie vertueuse en Suisse, nous devons nous donner des capacités de financement suffisantes.

Vous parlez de «deep technology». Comment cela se traduit économiquement?

J’estime qu’environ deux tiers des start-up suisses ont une forte composante «deeptech», contre un tiers à l’échelle mondiale. La «deeptech» est donc une vraie spécialité suisse avec un savoir-faire de niveau mondial dans des secteurs d’avenir tels que la biotech, la medtech, la robotique, les nanotechnologies ou l’intelligence artificielle par exemple. Par contre, l’écosystème suisse n’est pas conçu pour faire émerger des plateformes grand public peu différenciées technologiquement comme les réseaux sociaux ou places de marché. En vingt-cinq ans, l’écosystème VC suisse a produit une quinzaine de sociétés à une valorisation de plus de 1 milliard, ces fameuses licornes. Une autre demi-douzaine va bientôt émerger avec ce statut, comme probablement le spin-off de l’EPFL Kandou Bus (connectivité à très faible consommation énergétique) ou la genevoise ProtonMail (messagerie sécurisée).

Vous insistez toutefois sur la nécessité d’avoir des capitaux en suffisance.

Nous devons passer à la vitesse supérieure car la concurrence internationale accélère à une vitesse folle. Les investissements en venture capital ont quintuplé ces cinq dernières années dans le monde et ils dépasseront 500 milliards cette année, contre 300 en 2020. La Suisse devrait atteindre 3 milliards en 2021. Il est urgent de se donner les moyens de parvenir à l’objectif de 10 milliards par an. J’estime dans mon livre que la Suisse a le potentiel de générer 50 licornes avec un investissement de 50 milliards ces dix prochaines années. Je ne parle pas de subventions mais d’investissements rentables dans leur globalité, et potentiellement à fort impact économique, environnemental et sociétal.

Si ces montants n’augmentent pas assez vite, quel est le risque?

Il ne faut pas sous-estimer le risque de rupture technologique pour les industries phares de la Suisse, qui assurent notre prospérité actuelle. Par exemple, la blockchain risque de bouleverser fondamentalement le monde bancaire. La numérisation va faire migrer la valeur d’industries entières vers un tout petit nombre d’entreprises, comme Airbnb valorisée à plus de 100 milliards avec seulement 6000 employés, alors que les hôtels sont en pleine crise du covid.

Est-ce que vous êtes optimiste ou la Suisse est-elle condamnée à décliner?

Je suis optimiste car j’ai confiance dans la capacité de la Suisse à faire pivoter son modèle économique avec des investissements importants dans l’innovation, comme elle l’a fait plusieurs fois avec un grand succès depuis 250 ans.

Dominique Mégret en quelques dates:

1967 Naissance à Saint-Brieuc, en France.

1996 Economiste d’entreprise, obtention d’un Master Business Administration à l’Insead.

2002 Arrivée chez Swisscom en tant que responsable de l’unité Group Strategy, après avoir occupé différentes fonctions de dirigeant ou de consultant, notamment en Allemagne et en Angleterre.

2007 Lancement du fonds Swisscom Ventures doté de 600 millions de francs d’actifs (un tiers étant amené par Swisscom).

2018 Obtention de la nationalité suisse.

2021 Parution de «Deeptech Nation», chez Slatkine.