«J’habite parfois dans mon bureau», avoue, légèrement gênée, Virginie Le Moigne, à la tête de l’agence lausannoise My Playground, une société spécialisée dans la communication et les relations médias qui emploie sept collaborateurs. Elle a installé un canapé-lit dans sa salle de conférences. Et régulièrement, elle y passe ses nuits. «Mon mari, designer, et ma fille de 2 ans me rejoignent», précise la jeune femme de 37 ans.

Le cadre de vie y est agréable. Sa société a en effet élu domicile dans la Villa Marie-Antoinette dans le quartier de Rumine, une propriété datant du début du XXe siècle. Le bureau ressemble à un immense showroom, présentant toutes sortes d’objets pour lesquels My Playground a travaillé. Des tableaux contemporains ornent les murs de ce bureau-appartement. «Je ne dormirais pas dans un bureau de style open space, avoue Virginie Le Moigne, qui apprécie ses différents lieux de vie. J’aime me réveiller le samedi matin pour prendre un brunch en ville. Ne pas être liée à un seul logement est une façon d’être plus libre». Elle loue également un appartement dans une maison à Cheseaux, dans la campagne vaudoise. Prochaine étape: travailler et habiter dans le bureau zurichois de My Playground. «Nous y cherchons actuellement un nouvel espace de travail qui pourrait aussi avoir plusieurs vocations.»

Les frontières entre l’entreprise et la vie privée s’amenuisent

Dormir et vivre dans son bureau pourrait devenir une tendance. D’un côté, les entreprises multiplient les services aux salariés: cuisines, espaces de siestes, salles de gyms ou même des espaces de jeux. De l’autre côté, les employés sont reliés en continu à leur employeur par leur smartphone et leur ordinateur. Les frontières entre l’entreprise et la vie privée s’amenuisent. A tel point qu’un incubateur d’entreprises de l’université de l’Utah aux Etats-Unis propose à ses membres d’emménager à plein temps dans leur espace de travail.

Encore à l’état de projet, ces petits box sont conçues comme des chambres à coucher réduites à l’essentiel: un lit, des étagères, une table basse et une trousse de secours. Ces pods sont installés dans l’incubateur et les étudiants disposent d’espaces communs en dehors de leur boîte: salon, cuisine, salle de bains. Selon Mehrdad Yazdani, le designer de Yazdani Studio, responsable du développement de ces pods, les idées peuvent venir en pleine nuit et il serait dommage de ne pas pouvoir se lever immédiatement, réveiller ses collaborateurs et développer l’idée dans la minute.

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A Paris, rue Hérold, Jean-Baptiste Charpenay-Limon, un jeune homme de 24 ans, vit dans son appartement boutique. Tout y est à vendre. Des tasses de café aux coussins, en passant par les lampes, les tableaux et même le lit.

Mais que pensent les spécialistes de cette tendance? «J’ai travaillé chez moi en tant qu’indépendante mais je n’ai pas du tout aimé ce partage entre ma vie privée et mes clients», estime une coach professionnelle à Lausanne. Pour Clark Eliott, architecte, psychologue social et consultant en matière d’environnement au travail, vivre dans son entreprise va à l’encontre d’un bon équilibre psychique. «Cette tendance est d’ailleurs anecdotique. En 32 ans de carrière, je n’ai jamais rencontré de salariés qui vivaient sur leur lieu de travail.» En revanche, il encourage vivement le télétravail, à savoir le travail ponctuel sur son lieu de domicile. Une tendance qui prend d’ailleurs de plus en plus d’ampleur en Suisse.

Les patrons de Microsoft Suisse, la Mobilière, La Poste, les CFF, Swisscom, la SSR et Witzig The Office Compagny ont d’ailleurs signé au mois de juin à Berne une charte par laquelle ils s’engagent en faveur des modèles de travail flexibles et invitent d’autres entreprises à les suivre. Selon une étude de la haute école de psychologie appliquée de la HES de la Suisse occidentale, les employés seraient ainsi plus productifs et créatifs dans des entreprises qui n’exigent pas de présence physique. Les réseaux de transport seraient aussi moins surchargés car le télétravail permettrait de réduire les flux de pendulaires de 13% aux heures de pointe. Cela réduirait la consommation d’énergie et les émissions de CO2 pour l’environnement. Pour economiesuisse, qui promeut la pratique parce qu’elle est une manière alternative de nourrir l’innovation, celle-ci a toutefois des limites liées à la disponibilité de l’employé et à la protection des données.

La flexibilisation du travail passe par la technologie, mais elle demande aussi un changement de culture

«La flexibilisation du travail passe par la technologie, mais elle demande aussi un changement de culture. Il y a encore certaines réticences au niveau des ressources humaines et des managers. Mais aussi, parfois, dans l’entourage familial qui n’a pas forcément envie de consacrer une pièce du logement à un bureau», constate Olivier Collombin, un banquier de 53 ans qui a notamment lancé E-merging, un réseau social à destination des experts financiers indépendants.

Le télétravail dans le monde de l’entreprise

Désormais, il lance une nouvelle start-up basée à Monaco, dénommée WorkCocoon. Celle-ci développe un concept destiné à favoriser le télétravail dans le monde de l’entreprise. Pour ce faire, elle propose des kits de bureaux à la fois légers, recyclables et pliables afin d’être rangés en fin de journée. Ils seront probablement fabriqués en Suisse.

Ces bureaux pourront être personnalisés aux couleurs de l’entreprise, avec un arrière-plan professionnel. «Le collaborateur pourra faire une téléconférence sans révéler qu’il travaille depuis chez lui, explique Olivier Collombin. Nous pensons louer ces postes de travail aux entreprises. Le concept sera complété par un logiciel permettant à l’employeur d’encadrer l’activité professionnelle de ses collaborateurs grâce notamment à un système de reconnaissance faciale.»

Parallèlement, l’employé sera dédommagé pour l’espace libéré au sein de son domicile. «On prévoit une compensation financière en lien avec le coût de son loyer», précise Olivier Collombin qui espère, dans un premier temps, louer ses premiers modules d’ici à six mois aussi bien en Suisse que dans la principauté de Monaco. Celle-ci subit en effet de nombreux flux en raison de 40 000 frontaliers qui viennent régulièrement y travailler.