Il y a deux ans, le documentaire The Gatekeepers, de Dror Moret, avait fait l'effet d'une bombe: voilà six directeurs du Shin Bet, la sécurité intérieure israélienne, qui éclairaient pour la caméra les recoins les plus secrets, et parfois les plus indignes, de la lutte «antiterroriste» menée contre les Palestiniens. Elie Barnavi, historien et ancien ambassadeur d'Israël en France, a préfacé le livre tiré de ce documentaire (Les Sentinelles, Ed. Héloïse d'Ormesson). Il y consacre une conférence à Genève ce lundi*.

En quoi ce livre est-il important ?

Il s'agit d'un document proprement irremplaçable. Imaginez les témoignages de chefs successifs du principal service de sécurité du pays. Ils y dévoilent non seulement leurs états d'âme, les problèmes moraux, mais aussi les implications politiques de leurs actions. Ce qui est étonnant, c'est de voir à quel point ils se rejoignent tous dans un même constat: c'est celui d'un échec. Voilà des hommes qui ont été dans le feu de l'action, qui connaissent mieux que quiconque la situation sécuritaire de ce pays, qui sont des patriotes, et que nous disent-ils? «Nous avons offert du temps à nos responsables politiques, avec un environnement aussi sécurisé que possible, et ce temps a été gaspillé.» Il s'en dégage une conscience très nette qu'avec des mesures sécuritaires seules, on ne résoudra pas le problème.

En vérité, voilà quelques temps, qu'on en avait le pressentiment, non ?

Israël est un pays étrange. La question de la sécurité est ici déifiée et, pourtant, c'est peut-être le seul où peuvent ainsi s'exprimer ce genre de témoignages, dans une franchise brutale qui fait penser à celle qui domine aussi les rapports humains dans ce pays. Il faut d'abord se demander, a contrario, ce que qui se passerait si ce genre de travail n'était pas fait: nous vivrions dans une société effroyable, peut-être comparable à celle des talibans. Aujourd'hui, par le biais des ONG, des journalistes ou de la société civile, il faut entamer un travail d'information et de pédagogie pour dire à l'opinion publique que ce qui a fait, durant des années, le fonds de commerce de la droite et des gouvernements de Benjamin Netanyahou ne fonctionne pas.

Encore faudrait-il que cette prise de conscience trouve des relais politiques. Or en Israël, on en semble loin aujourd'hui…

Vous avez malheureusement raison. Peut-on compter sur des forces raisonnables pour traduire cela en une action politique? En ce moment, non. La gauche n'a pas de leader, le camp de la paix semble moribond, bien que les gens qui le forment continuent d'exister. Mais ce genre de documents peut servir à rendre l'opinion publique plus réceptive à d'autres avis. Il y a des années que je dis que la paix devra être imposée de l'extérieur, ou qu'elle ne viendra pas. Or, un gouvernement israélien qui subirait de fortes pressions extérieures, de la part des Etats-Unis et peut-être de l'Europe, aurait d'autant moins de capacité à résister s'il ne pouvait pas compter sur une opinion publique israélienne unie pour le soutenir.

Croyez-vous à des pressions extérieures tel le mouvement Boycott, Désinvestissements et sanctions (BDS) ?

Ce n'est pas vraiment ma tasse de thé. C'est un mouvement qui n'est pas seulement opposé à l'occupation mais qui est profondément et définitivement anti-israélien. Mais il y a d'autres mouvements qui se disent pro-Israël et pro-paix, dans lesquels je me reconnais, comme J Street aux Etats-Unis ou J Call en Europe. Vous savez, des mouvements comme BDS ont souvent l'effet contraire à celui espéré. Cela raidit l'opinion israélienne, car elle sent bien qu'il y a là quelque chose qui va au-delà du souhait, bienvenu et légitime, de trouver une issue pacifique et de libérer les Palestiniens de la tutelle militaire israélienne.

Vous êtes favorable à une solution politique, mais pourtant la région est aujourd'hui soumise à un nouvelle spirale de violence...

C'est terrible de dire cela, mais je crois que la violence peut être parfois efficace, à condition qu'on sache s'en saisir et en faire quelque chose. Par le passé, les Américains ont su le faire pour transformer de pareils moments de violence en énergie politique. Si vous avez une coalition extérieure prête à intervenir de manière décidée, cette violence peut servir de catalyseur pour obtenir une solution politique. Les Israéliens voient bien que les slogans qu'on leur serine depuis le début de l'occupation (des territoires palestiniens) sont complètement battus en brèche. C'est pour cela que je suis si déçu par l'inaction des Américains. Aujourd'hui, une initiative déterminée de ce que l'on appelle la communauté internationale pourrait avoir un effet presque immédiat sur le terrain. Aucun gouvernement israélien ne peut résister à la pression des Américains. C'est autant le cas du gouvernement Netanyahou que de ceux qui l'ont précédé.


*Uni Bastions, salle B106, 19h. Entrée libre, réservation obligatoire à : communication@payot.ch