En Suisse, elles sont 35, et il y en a près de 4000 à l'échelle de la planète. Habits, produits de beauté, voyages, livres, articles de cuisine: tout s'achète et se vend dans ce réseau d'entreprises virtuelles. Chaque jour, elles s'envoient entre elles, grâce à une poste et une banque fictives, des milliers de bons de commande, de factures, de réclamations pour impayés, de lettres de confirmation. Elles établissent leur stock et planifient des stratégies. Mais rien de tout cela n'est vrai. C'est une manière de remettre les gens dans le bain de la vie active. Un tremplin destiné aux chômeurs pour qu'ils retrouvent un emploi.
Fabienne Savoy Dupont, l'énergique directrice d'ID Choc, à Genève, inverse la vision. «Ici, tout est conforme à la réalité. J'ai travaillé pendant des années dans une entreprise d'import-export, et je n'ai jamais vu un seul des produits que je vendais à longueur de journée. C'est exactement pareil chez nous. Croyez-moi, le travail que nous accomplissons n'est pas moins réel que celui qui se fait partout ailleurs, dans n'importe quelle entreprise.»
Fiction ou réalité
C'est un vertige auquel on finit sans doute par s'habituer. Depuis trois mois, Natacha, 38 ans, était chargée des tâches de secrétariat. Tous les jours, elle distribuait le courrier aux différents services, répondait au téléphone, tenait le planning des absences et dressait le PV des réunions. Réelle ou fictive, cette lettre adressée au département des ressources humaines? Fictive ou réelle, cette réunion programmée pour accroître les ventes? Natacha prenait aussi soin de s'assurer que ne manquent ni les fournitures de bureau ni le café, seuls éléments bien concrets. Son passage à ID Choc a payé. Elle vient de décrocher un emploi dans une entreprise, authentique celle-ci. Elle y a été engagée pour faire le même travail qu'ici. Mettant en avant sa récente expérience, elle n'a eu nul besoin de s'appesantir sur le caractère particulier du cadre qu'elle vient de quitter.
«Chez nous, les gens se découvrent. Ils sont confrontés à des responsabilités qu'ils n'assumeraient pas d'entrée dans une entreprise classique. Ici, ils ont le droit à l'erreur», clame Fabienne Savoy Dupont. Les stagiaires qu'accueille ID Choc, et dont le «salaire» est payé par l'Office de l'emploi, restent six mois au maximum, mais le plus souvent trois mois suffisent. Ils passent souvent d'un service à l'autre pour se familiariser avec les divers secteurs d'une PME classique. Une expérience à ce point enrichissante que certains ne veulent plus partir, à l'instar de la jeune Melissa, 22 ans, qui déborde d'enthousiasme en détaillant le projet sur lequel elle travaille actuellement. «Nous allons élaborer un nouveau catalogue de tous nos produits», explique-t-elle, entourée de ses collègues du département marketing. D'ores et déjà, son service vient de publier un prospectus pour vanter une «promotion spéciale» de certains meubles. Ce mobilier, tiré du catalogue d'une entreprise bien réelle qui parraine ID Choc, personne ne l'a vu de ses yeux. Mais cela n'empêche pas d'y croire. «Dépensez intelligent», proclame leur dépliant, tout en quadrichromie.
La prolifération des chalets
«Les entreprises n'ont pas le temps de s'occuper de la formation des chômeurs. ID Choc remplit donc un rôle qui nous paraît essentiel», s'emballe Caroll Singarella, directrice du Service de la prospective au Département genevois de l'économie. Des réflexions sont d'ailleurs menées actuellement pour ouvrir d'autres sociétés fictives, notamment dans le secteur technique. Diverses études confirment que, davantage que le manque de qualifications, c'est bien l'insuffisance d'expérience pratique qui handicape les chômeurs, surtout les jeunes.
En fait, pour beaucoup de stagiaires, la vie réelle a commencé lorsqu'ils ont poussé la porte de cette société fictive, autrement plus solide que leurs années passées au chômage, à quêter des emplois insignifiants: «Avant, je ne savais pas comment ça se passait dans une vraie entreprise», en vient à affirmer Babou, 23 ans, pour qui ID Choc constitue le premier «vrai employeur». «La régularité, ça fait du bien à la tête», dit en écho Sébastien, 29 ans, embauché au département des ressources humaines. C'est sur son bureau qu'arrivent maintenant les CV des nouveaux stagiaires. Le voilà placé «de l'autre côté». Du côté de la vie active. Du côté de la vie réelle.