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Antje Kanngiesser: «La colonne vertébrale de notre économie est menacée»

La directrice générale d’Alpiq s’inquiète des pénuries énergétiques à venir. Selon elle, les oppositions contre les nouveaux projets ont trop d’impact, le marché est trop volatil et la Suisse réagit tardivement à la fermeture de ses centrales nucléaires

Antje Kanngiesser, directrice générale d’Alpiq, le 13 mai 2022. — © Yoshiko Kusano
Antje Kanngiesser, directrice générale d’Alpiq, le 13 mai 2022. — © Yoshiko Kusano

L’actualité est dense sur le front énergétique, notamment pour Alpiq. Le deuxième fournisseur d’électricité en Suisse est sur le point de mettre en service, en Valais, la centrale de pompage-turbinage du Nant de Drance et veut ériger un barrage à Zermatt. Le groupe doit composer avec la menace sur la sécurité d’approvisionnement en gaz russe et en électricité, de la Suisse à la Hongrie et l’Espagne, où il s’active également. Et absorber la volatilité historique des prix du kilowattheure, qui ont causé des frayeurs à Noël sous la Coupole et à Lausanne, où il siège. Entretien avec Antje Kanngiesser, patronne d’Alpiq depuis mars 2021.

Le Temps: La Suisse est en transition énergétique, mais elle est souvent jugée trop lente et on nous promet des pénuries d’électricité d’ici à 2025, et peut-être de gaz, plus vite. Comment analysez-vous la situation?

Antje Kanngiesser: Il faut accélérer la décarbonation de l’économie, d’autant plus que le gaz, qui était vu comme une énergie de transition quelques jours avant la guerre en Ukraine, pourrait ne plus être à disposition. Nous avons pris trop de temps pour promouvoir les énergies renouvelables et, aujourd’hui, la géopolitique nous force à accélérer la cadence.

Accélérez-vous le processus chez Alpiq?

Nous avons investi un demi-milliard de francs dans l’hydraulique, notre cœur de métier, ces cinq dernières années. La centrale de pompage-turbinage de notre société partenaire Nant de Drance doit être mise en service en juillet. Mais les procédures d’autorisation durent trop longtemps. Une table ronde de la Confédération, des cantons et d’associations environnementales a identifié 15 projets de barrages en Suisse, et Alpiq participe à quatre d’entre eux. Celui de Gornerli, à Zermatt, est celui qui a le meilleur rapport entre la quantité d’énergie mise à disposition et l’impact sur l’environnement.

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Pourquoi?

Ce projet prévoit la construction d’un barrage, qui créerait, à la suite du retrait du glacier du Gorner, un lac de retenue au-dessus de Zermatt. Pas besoin de construire de nouvelle centrale, car l’eau serait turbinée dans les installations existantes de la Grande-Dixence. Grande-Dixence et la commune de Zermatt ont déposé un dossier de demande d’autorisation en avril 2021.

Quand peut-on espérer voir le barrage?

Dans un scénario de rêve, sans opposition, en 2026. Trois raisons plaident en sa faveur: Zermatt fait face à des risques de crues; or avec ce mur, ce risque s’amoindrit. Cette retenue crée un lac artificiel, une réserve d’irrigation et d’eau potable. Le barrage retiendrait 160 millions de mètres cubes d’eau et permettrait de produire 650 GWh d’électricité, notamment en hiver quand la production électrique est moindre et la demande plus grande.

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Vous disiez que les procédures d’autorisation durent trop longtemps.

Il y aura des oppositions car construire un barrage, une contrainte sur la nature, en suscite toujours. Pro natura et le WWF soutiennent en principe les projets retenus lors de la table ronde, mais la Fondation suisse pour la protection et l’aménagement du paysage s’est prononcée contre. Cela dit, nous consommons de plus en plus d’électricité, nous devons investir dans l’efficacité énergétique et dans de nouvelles capacités de production. Or l’hydraulique est propre.

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Simonetta Sommaruga veut limiter les possibilités de recours contre les projets hydroélectriques et éoliens. Qu’en pensez-vous?

La population doit avoir le droit de s’exprimer mais il y a trop de possibilités de recours. Trop souvent, même si un projet est soutenu par la majorité, l’opposition d’une ou deux personnes suffit à le bloquer pendant dix ans. Il faut y remédier. Madame Sommaruga propose de réunir les oppositions, mais je pense que celles-ci sont prévues à un stade trop avancé des projets. Dans un avis de droit, un avocat, Martin Föhse, propose de regrouper les oppositions plus tôt, au niveau des plans directeurs. Je trouve cette proposition sensée. De plus, pour les infrastructures critiques, les recours devraient être traités par le Tribunal administratif fédéral ou même directement par le Tribunal fédéral.

Qu’est-ce qui importe le plus: le climat ou la sécurité énergétique?

Il est difficile de répondre à cette question de manière générale et il faut regarder au cas par cas. En 2020, avant mon arrivée, le conseil d’administration d’Alpiq a défini deux axes dans la raison d’être du groupe: la protection du climat et la sécurité d’approvisionnement. En Allemagne, le ministre de l’Economie préconise, à la suite de la guerre en Ukraine, de privilégier la sécurité d’approvisionnement à l’environnement. La sécurité d’approvisionnement en électricité est la colonne vertébrale de l’économie, aussi en Suisse, et elle est menacée. En Inde, à Bangalore par exemple, il y a jusqu’à trois ou quatre heures de coupures d’électricité par jour, ce qui représente d’immenses désavantages pour une économie.

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Et comment comptez-vous la garantir, alors qu’on parle de pénurie?

Nous devons plus investir dans des projets hydrauliques, éoliens et photovoltaïques, dans des conditions favorables et accélérer les procédures. La Suisse n’a pas assez investi ces dernières années dans les infrastructures énergétiques, qui ont pour la plupart une cinquantaine d’années, ni dans les renouvelables.

La Suisse pourra de moins en moins compter sur des importations d’électricité des pays voisins. Doit-elle viser une autarcie énergétique?

Nous ne planterons jamais de bananes en Suisse, cela n’aurait économiquement et environnementalement pas de sens. Il en va de même pour l’autarcie électrique de la Suisse dont la production varie fortement d’une saison à l’autre. Il faut accroître nos capacités mais une autarcie exigerait aussi des redondances en cas de non-disponibilité de certaines capacités de production. Une autarcie représente un coût immense. La Suisse, il y a cinquante ans, s’est entendue avec les pays voisins pour exporter de l’électricité flexible, largement hydraulique, l’été, et importer, l’hiver, de l’électricité de base des centrales nucléaires ou fossiles. Avec la libéralisation des marchés, ces contrats à long terme n’ont pas pu être renouvelés et les bourses pour le commerce d’énergie ont pris leur place. Ces dernières années, la Suisse perd peu à peu l’accès au marché européen. Un accord politique avec l’Union européenne (UE) doit rester notre objectif. Dans l’intervalle, nous ne pouvons que constater que les électrons ne vont pas forcément dans le sens de la politique.

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En êtes-vous sûre? La Suisse est un passage obligé sur le réseau entre l’Allemagne et l’Italie, mais ses voisins cherchent à la contourner

La Suisse doit prendre les devants. Si elle n’arrive pas à conclure d’accord avec l’UE, elle peut en négocier avec ses voisins, comme l’Italie. Nous demandons cela dit à être intégrés dans le marché de l’électricité en Europe car c’est dans l’intérêt de toutes les parties. L’UE cherche à développer l’hydrogène vert, qui servira à stocker les surplus de la production renouvelable et être transformé en électricité ou en gaz. C’est faisable, même si c’est cher. L’UE a un plan avec des subsides pour investir dans l’hydrogène.

Regrettez-vous qu’il n’y ait rien de tel en Suisse? La loi sur le CO2 est en consultation et elle contient un petit chapitre sur l’hydrogène. Nous devons réfléchir à plus grande échelle, comme l’UE, pour faire face aux défis posés.

Faut-il adopter une logique de guerre dans la transition énergétique?

Nous devons adopter une attitude de gestion de crise pour pouvoir réagir plus rapidement. L’Ukraine a été rattachée au réseau électrique européen en mars en beaucoup moins de temps que prévu. Sans ça, nous ferons face à des pénuries, comme Guy Parmelin l’a annoncé en septembre.

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A quel point? C’est difficile à chiffrer, mais nous ne parlons pas de quelques jours. Nous devons nous attendre à un approvisionnement réduit pendant des semaines, des mois voire plus. Avec un hiver sans vent, une France où la moitié du parc nucléaire est à l’arrêt et moins de gaz, une crise est vite arrivée.

Certains veulent rendre obligatoire la pose de panneaux solaires. Qu’en pensez-vous?

Je ne préconise pas d’obligation. Il faut renforcer leur attractivité en réduisant les risques d’investissement. Il y a des instruments financiers pour cela. Il faut relever que mettre du photovoltaïque sur son toit, c’est déjà souvent vite rentabilisé.

La pandémie, la guerre en Ukraine et les sanctions contre la Russie ont-elles selon vous un effet bénéfique sur le déploiement des énergies renouvelables?

Je n’ai jamais imaginé qu’une telle guerre puisse se produire. Nous savons désormais que nous ne sommes plus en sécurité nulle part et nous nous rendons compte de notre dépendance envers des pays autocrates qui n’ont pas forcément les mêmes intérêts. La guerre et la pandémie nous ont poussés à réfléchir mais il faut des actes maintenant, pas dans deux ans, et ça, nous ne l’avons pas encore compris.

Pour Alpiq, une entreprise qui a longtemps souffert des bas prix de l’électricité, la hausse des prix de l’énergie est-elle une bonne nouvelle?

Si les prix sont si élevés que les consommateurs ne peuvent plus payer, comme c’est le cas, ça n’en vaut pas la peine. La hausse des prix de l’électricité n’est pas bonne, elle n’est pas soutenable, mais je ne vois pas comment ils peuvent baisser car les investissements dans la transition énergétique vont se refléter dans les prix. Ils vont rester à un niveau élevé jusqu’en 2030 en tout cas, c’est du long terme.

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L’activité de négoce d’Alpiq a contribué à votre bénéfice en 2021. Mais, avec la volatilité des prix, les garanties financières requises ont explosé à tel point que vous avez demandé l’aide de Berne, selon les publications de Tamedia. Que s’est-il passé?

Le négoce, mal compris, n’est pas de la spéculation. Il a remplacé en 2000 l’ancien régime des monopoles et des contrats à long terme. C’est une activité primordiale pour la sécurité d’approvisionnement. Nous achetons et vendons des mégawattheures sur des bourses, comme EEX en Allemagne ou EPEX en France, qui sont des places de marché avec des acheteurs et des vendeurs. Ce négoce est d’autant plus nécessaire qu’il est impossible de stocker l’électricité. Pour mitiger le risque de prix, nous vendons une partie de notre production à terme, c’est-à-dire pour les deux ou trois ans à venir. Pour ces transactions, nous devons déposer des garanties en cash qui permettraient à la bourse, en cas d’impossibilité de notre part d’honorer le contrat à sa maturité, d’acquérir sur le marché l’électricité que nous ne serions plus en mesure de fournir. Le montant en cash déposé comme garantie varie chaque jour selon les prix du marché, tant que le prix du contrat reste stable. Lorsque les prix augmentent, le montant des garanties en cash augmente aussi, voire plus puisque des primes de risques peuvent s’y ajouter.

Et ces montants sont devenus d’un seul coup trop importants?

Oui, dès l’été dernier, le marché a connu une envolée des prix unique et nous avons mis en place des mesures pour nous adapter. Mais à la mi-décembre, EDF a annoncé avoir un problème avec plusieurs centrales nucléaires en France, la Russie a fait part d’une éventuelle réduction de livraison de gaz et on annonçait un Noël froid et sans vent. Les prix du mégawattheure ont explosé d’un coup, passant en France de 200 euros le 14 décembre à 400 euros le 16 décembre, puis à 1000 euros le 17 décembre et à 2000 euros le 20 décembre.

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Les finances saines d’Alpiq n’ont pu faire face?

Alpiq a des finances saines, avec des liquidités de 900 millions de francs en décembre. Mais avec une évolution des prix d’une telle envergure en quelques jours, et constatant que toutes les mesures opérationnelles supplémentaires auprès des banques et de nos actionnaires ne se réalisaient pas dans la semaine de Noël, nous avons identifié le risque que, potentiellement, nos liquidités ne suffiraient plus pour payer ces garanties financières. Nous savions que ce n’était pas un problème isolé d’Alpiq mais que toute notre branche souffrait, ce qui nous a conduits à avertir la Confédération. Nous avons contacté l’ElCom [la Commission fédérale de l’électricité, une autorité indépendante chargée de la surveillance de la loi sur l’approvisionnement électrique et de la loi sur l’énergie, ndlr].

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Les marchés de l’énergie risquent de rester volatils. Comment se prémunir contre une nouvelle alerte?

L’ElCom, avec d’autres autorités, a d’abord cherché à comprendre la situation car elle était inédite. Ils n’ont finalement pas eu besoin d’intervenir car elle s’est décantée. Il a fait moins froid que prévu à Noël et le vent s’est mis à souffler. Mais le cadre réglementaire des bourses n’est pas adapté à une telle volatilité des prix qui, avec l’essor des renouvelables, pourrait devenir courante. Il faut donc revoir les règlements boursiers et vite. L’EFET [Fédération européenne des négociants en énergie, dont Alpiq est membre, ndlr] a réagi à Bruxelles. C’est d’autant plus important que si une contrepartie tombe sur le marché de l’électricité, il peut y avoir un effet boule de neige sur le secteur. C’est une menace financière, supplémentaire, sur l’approvisionnement en énergie.

Mercredi, le Conseil fédéral a proposé de mettre à disposition 10 milliards de francs pour aider les entreprises systémiques dans ce cadre. Qu’en pensez-vous?

Nous constatons avec satisfaction que, à la suite de la consultation, le Conseil fédéral a apporté des améliorations significatives au projet sur des points décisifs. Les conditions financières ne sont pas assez attrayantes mais adaptées à l’objectif visé et, dans l’ensemble, le message est plus équilibré que le projet mis en consultation. L’objectif du mécanisme de sauvetage proposé est d’éviter un effet domino dans le marché. Car il s’agit d’une crise énergétique européenne – et non suisse ou spécifique à une entreprise.