Le conflit en Ukraine va «rebattre les cartes du négoce» en Suisse
Matières premières
Les trois quarts du commerce d’hydrocarbures et de céréales russes et ukrainiens seraient gérés depuis la Suisse où des entreprises craignent que les sanctions à venir les contraignent à trouver de nouveaux partenaires d’affaires. En attendant, la place constate les dégâts

Dans le monde du négoce de matières premières suisse, la guerre en Ukraine, la fermeture du trafic sur la mer d’Azov et les sanctions à venir font craindre le pire. Les entreprises que nous avons contactées ont cessé leurs activités en Ukraine et certaines évoquent déjà un «avant et un après» le conflit. Elles sont aussi aux avant-postes. La Suisse est un bastion des matières premières russes et ukrainiennes, 80% des hydrocarbures russes y seraient négociés, selon la Confédération.
«Je ne sais pas si 80% du pétrole russe est effectivement négocié en Suisse mais c’est vrai que les volumes y sont énormes», indique Florence Schurch, secrétaire générale de la Swiss Trading and Shipping Association. «Pour les métaux et les denrées agricoles russes et ukrainiennes, les proportions sont au moins similaires.»
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Les suisses Glencore, Trafigura, Vitol risquent de voir leurs activités impactées par des sanctions en Russie. Gunvor gère du pétrole et du gaz russes et la firme zougoise Glencore possède des parts dans des entreprises énergétiques des deux pays, dont la société d’Etat russe Rosneft. Glencore possède 49% de Viterra, un groupe agricole hollandais actif au nord de la mer Noire. Trafigura et Vitol ont des parts dans un projet pétrolier de Rosneft en Arctique. Cofco International et LDC sont également très présentes en Ukraine. La plupart de ces entreprises n’ont pas souhaité faire de commentaires.
Gros impact à Genève
Le secteur fait l’objet de sanctions depuis l’annexion de la Crimée en 2014. La division de négoce de Rosneft, Rosneft Trading, a été liquidée, et ses employés licenciés, après avoir été épinglée en 2020 par les Etats-Unis pour avoir exporté du brut vénézuélien, un pays sous sanction. Mercredi, Nord Stream 2 AG, la firme zougoise qui doit exploiter le gazoduc du même nom, et son patron (un proche de Poutine, selon Tamedia) ont été sanctionnés par les Etats-Unis.
«La première étape sera de savoir quelles seront les sanctions et ensuite de voir leur impact», selon Paul Guéry, spécialiste en céréales de la zone mer Noire de la banque genevoise BIC – BRED. «La guerre et les sanctions à venir vont vraiment impacter la place de Genève, dans les céréales et les hydrocarbures, il y aura un avant et un après, les cartes seront redéfinies.» Selon lui, le secteur ne pourra plus travailler avec des entreprises sous sanction et devra trouver de nouveaux partenaires. La Roumanie ou la Bulgarie pourraient pallier une partie des carences. «Les sanctions, c’est du long terme. Aucune de celles qui datent de l’annexion de la Crimée n’a été levée à ce jour», relève Paul Guéry.
«Je ne suis pas en mesure à ce stade de vous dire si un Egyptien doit s’inquiéter pour ce qu’il a dans son assiette», indique Emmanuel Lemoigne, directeur général de BIC-BRED. L’Ukraine et la Russie, deux poids lourds céréaliers, exportent en temps normal une part non négligeable de leurs denrées céréalières depuis les ports de la mer d’Azov. Ces derniers mois, les cargaisons partaient surtout en Turquie, Egypte, Indonésie, Bangladesh et au Pakistan. Le gros des céréales stockées en Ukraine était déjà parti quand le trafic a été stoppé, selon la FAO.
«Nous avons dit à nos 480 employés de notre usine de trituration [elle transforme des graines de tournesol, de soja ou de colza en huile ou en matière sèche, ndlr], près d’Odessa, de rester chez eux», indique Cornelis Vrins, le patron d’Allseeds, un négociant basé à Thônex (GE). Une mesure qui a été prise par à peu près tous les autres groupes suisses en Ukraine, de Cargill à Kernel. Les transporteurs MSC et CMA CGM ont dit à leur client qu’aucun de leurs porte-conteneurs n’irait en Ukraine avant la fin mars. Nestlé a fermé ses usines en Ukraine et recommandé à ses 5000 employés de rester chez eux.
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«Que la paix revienne vite ou non, des gens vont perdre leur emploi en Suisse car les sanctions risquent de ternir les affaires en Ukraine, les banquiers risquent de financier beaucoup moins à court terme, des traders seront désœuvrés», ajoute Cornelis Vrins.
Une fiscalité douce, la stabilité politique et la position centrale de la Suisse en ont fait un bastion du négoce de denrées russes. En 1992, Lia Oil vendait depuis la Suisse du pétrole tchétchène. Puis le groupe Yukos, du milliardaire Mikhaïl Khodorkovski, le géant des métaux Norilsk Nickel, Gunvor et Litasco sont venus à Genève. En 2002, Yukos disait vendre 3 milliards de dollars de brut par an à Genève. Selon ceux qui s’expriment, une page de cette histoire suisse serait en train de se tourner avec le conflit en Ukraine.