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Deux 40 tonnes propulsent la Suisse vers un record dans la mobilité électrique

Les transporteurs Galliker et Friderici Spécial disposent depuis ce mois de camions électriques dotés d’une autonomie de 500 km, une première mondiale. La transition énergétique des poids lourds routiers s’accélère, sans aide étatique, au gré des choix cornéliens entre les batteries et l’hydrogène

Le nouveau camion du groupe Fiderici Spécial a été présenté au Musée des transports jeudi à Lucerne.  — © Fiderici Spécial
Le nouveau camion du groupe Fiderici Spécial a été présenté au Musée des transports jeudi à Lucerne.  — © Fiderici Spécial

Il ne fait pas de bruit, sinon un bourdonnement qui évoque une trottinette électrique. C’est pourtant bien un mastodonte des routes, un semi-remorque dédié aux transports lourds, qui avance ce 8 octobre dans un hangar de Tolochenaz (VD) au siège de Friderici Spécial, une PME logistique et familiale. Il s’agit ni plus ni moins que du premier 40 tonnes entièrement électrique au monde doté d’une autonomie de 900 km à vide et de 500 km s’il est rempli, selon son propriétaire. Un titre qu’il partage avec un frère jumeau livré en même temps chez Galliker Transport, un autre groupe familial et logistique, lucernois cette fois.

Les deux véhicules ont eu droit à une cérémonie au Musée des transports à Lucerne jeudi. Ils sont chacun dotés de quatre batteries au lithium, de plus d’une tonne chacune, d’une capacité de 900 kilowattheures. Ils sont le fruit d’un savoir-faire helvétique, les derniers pions d’une transition énergétique dans laquelle, cette fois, les Suisses jouent les premiers rôles, sans soutien particulier de l’Etat mais avec l’ingéniosité du privé et de ses réseaux. Ils sont le pari de la durabilité et des incertitudes qui l’accompagnent.

«Inimaginable il y a moins d’un an»

«C’est quelque chose qui aurait été inimaginable il y a moins d’un an, un risque, car il y a beaucoup d’inconnues», selon Clément Friderici, le patron de Friderici Spécial. «Mais il y a aussi un grand potentiel.»

Tout commence avec une conversation à la fin de l’été de 2019 entre Vincent Albasini, directeur d’AvescoRent, une firme vaudoise qui loue des machines et équipements pour des événements et des chantiers, et l’organisateur d’une compétition de golf en Valais. Ce dernier demande à son fournisseur de réduire son empreinte carbone. Vincent Albasini, qui réalise que la moitié des émissions d’AvescoRent émane des transports, consulte ses fournisseurs en transports, et Clément Friderici mord à l’hameçon. L’idée de disposer de camions électriques dotés d’un minimum d’autonomie paraît pourtant utopique.

Les deux patrons apprennent l’existence d’une start-up à Winterthour spécialisée dans la transformation de camions diesel en véhicules électriques, Designwerk. En 2020, les discussions avec le groupe alémanique commencent. Designwerk n’avait alors jamais créé de batteries pour camions de plus de 32 tonnes mais elle avait un projet en ce sens. Un contrat est signé en février 2021. Pour se partager les risques, Friderici Spécial achète le camion et AvescoRent s’engage à l’utiliser pendant quatre ans. Le 40 tonnes coûte cinq fois plus qu’un cousin au diesel mais offre des coûts opérationnels moindres, une durée de vie plus longue et l’éventualité de batteries plus performantes est prometteuse.

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L’histoire de l’autre camion? Elle se déroule dans un timing étonnamment similaire. En septembre 2019, tandis que Vincent Albasini et son client golfeur discutent en Valais, Peter Galliker, patron du groupe du même nom, rencontre Tobias Wülser, le fondateur de Designwerk. Peter Galliker connaît bien cette entreprise: Volvo, un partenaire de longue date de Galliker, a racheté ce printemps 60% des parts de Designwerk.

«En septembre 2019, il y avait déjà des 36 tonnes électriques, mais avec une autonomie de 250 km, ce qui, pour nous, est largement insuffisant», indique Peter Galliker. L’entrepreneur alémanique et Tobias Wülser imaginent un 40 tonnes 100% électrique. «Normalement, on met les batteries entre les roues, mais là, avec quatre grosses batteries, il a fallu jouer au Tetris», indique Tobias Wülser. Deux d’entre elles sont placées derrière la cabine du conducteur, de quoi rallonger le semi-remorque d’un mètre, à 17,5 mètres de long. Les entrepreneurs obtiennent un feu vert de l’Office fédéral des routes pour ces mesures hors norme. Un contrat de livraison est signé, également en février 2021.

© Fiderici Spécial
© Fiderici Spécial

Les deux camions sont construits dans une usine de Volvo en Belgique, livrés en juin à Designwerk. Le groupe de Winterthour ôte leurs infrastructures diesel et les dote d’un système électrique avant de les livrer ce mois.

«On teste, on teste et on verra»

Ils arrivent dans un contexte trouble. Le globe s’est engagé dans une formidable transition énergétique pour se dépêtrer des énergies fossiles, mais les alternatives renouvelables manquent. Les prix de l’électricité sont d’autant plus volatils et le coût opérationnel des nouveaux engins difficile à anticiper.

Pour Friderici Special, il s’agit du premier véhicule non diesel dans une flotte de 70 camions et autogrues. Parmi les 1300 véhicules de Galliker Transport, treize carburent désormais à l’électricité, six à l’hydrogène et deux au gaz naturel. «Pour être neutre en carbone en 2050, on teste les différentes solutions, on teste, on teste et ensuite on verra», affirme Peter Galliker.

Dans le secteur en Suisse, les camions à hydrogène ont jusqu’à présent fait plus de vagues. Sous l’impulsion d’une association, Mobilité H2 Suisse, des entreprises concurrentes, dont Coop et Migros, des stations-service et de producteurs d’hydrogène ont décidé d’agir en même temps. Dans ce cadre, des véhicules à hydrogène sont acquis auprès du groupe Hyundai Hydrogen Mobility, des distributeurs et des producteurs émergent.

«Cette initiative a permis de tout de suite dépasser le problème de la poule et de l’œuf», se réjouit Bertrand Piccard, le président de la Fondation Solar Impulse, qui fait partie du projet. «Les Suisses ont construit le poulailler d’un coup, sans subvention étatique.» En France et en Allemagne, l’Etat chapeaute cette transition et elle avance moins vite, alors qu’en Suisse la seule incitation fédérale émane d’une suppression de la redevance sur le trafic des poids lourds liée aux prestations (RPLP) pour les véhicules propulsés par des énergies renouvelables. «Tout est en place désormais pour le déploiement rapide de camions à hydrogène en Suisse», estime Bertrand Piccard.

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En octobre 2020, sept premiers camions ont été acquis et désormais 46 sont en circulation. Mille camions doivent être livrés en 2023, un chiffre qui doit atteindre 1600 en 2025, selon Mobilité H2 Suisse. Neuf stations distribuent de l’hydrogène, entre Crissier et Saint-Gall, contre trois en France et 91 en Allemagne, selon le groupe allemand H2 Mobility.

© Kilian J. Kessler
© Kilian J. Kessler

Du côté des véhicules à batteries, la frénésie est comparable. «C’est comme si une bombe nous était tombée sur la tête, selon Tobias Wülser. Je n’ai pas connaissance d’un changement aussi rapide dans l’histoire du secteur.» Depuis que Designwerk a livré des camions poubelles électriques à Neuchâtel, Morat, Lausanne et Thoune en 2016, le groupe croule sous les commandes. Elles émanent de logisticiens, de voiries, de La Poste, de constructeurs ou encore de pompiers. «Avec l’électrique, on passe de 20 000 pièces dans un camion diesel à 2000 pièces quand il devient électrique», relève Tobias Wülser.

Les camions 100% électriques ou à hydrogène ont plusieurs avantages: ils sont silencieux, plus faciles à entretenir, ils polluent moins, et le rendement des moteurs électriques, qu’ils soient alimentés par de l’hydrogène ou des batteries, est trois fois supérieur.

Le réseau de recharge de batteries peut être utilisé de nuit quand les poids lourds ont l’interdiction de circuler. Une batterie prend de la place, mais souvent moins que l’hydrogène, et sa construction a un impact sur l’environnement. Les réservoirs et le système de propulsion d’un camion à hydrogène pèsent par contre moins que les batteries. Pour un véhicule à hydrogène, le temps de ravitaillement est plus court et il demeure tout aussi efficace quand il fait froid. Les batteries tendent à être construites en Asie, là où l’hydrogène peut être issu d’une production locale.

Le potentiel des forêts

L’Argovien Hydrospider est le principal producteur d’hydrogène vert en Suisse. La firme Avia a lancé ses premiers essais en septembre. Dans le Jura, le groupe Corbat entend produire de l’hydrogène vert en brûlant de la sciure, des copeaux et des écorces. L’entreprise veut lancer une unité de production de 225 tonnes d’hydrogène par an en 2022 (un kilo d’hydrogène libère autant d’énergie que trois litres d’essence) sans couper un arbre. «Le potentiel énergétique de la forêt, local et neutre en carbone, est inexploité», selon son directeur adjoint Gauthier Corbat.

Face à tant de perspectives, Clément Friderici a prévu plusieurs scénarios pour son nouveau camion, de la perte à un amortissement rapide. Et son père, Jean-Paul Friderici, l’arrière-petit-fils du fondateur de l’entreprise en 1880, de conclure: «Je n’ai jamais imaginé qu’on puisse arriver à un tel résultat, mais j’ai l’impression que ce n’est qu’un début.»