Les entreprises du marché libre de l'électricité sont sous tension
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AbonnéLes factures explosent pour de nombreux gros consommateurs de courant en Suisse, au point d’en menacer quelques-uns dans leur existence. Les fournisseurs d’électricité doivent répercuter les coûts et prônent la sobriété énergétique. A Berne, des solutions se dessinent

Les entreprises sur le marché libre de l’électricité sont les vedettes malheureuses de la rentrée, surtout celles qui doivent renouveler leur contrat énergétique dans le contexte d’une envolée des cours du kilowattheure. On ne compte plus les témoignages affolés, des PME aux collectivités, face aux nouveaux tarifs du courant.
A Crissier (VD), la société métallurgique First Industries consomme 1,2 million de KWh sur une de ses usines et paie 6,6 centimes le KWh. Mais le contrat arrive à échéance et les offres qu’elle reçoit pour son renouvellement varient entre 60 centimes et 1 franc par KWh… Sans aide, le groupe se dit «mort». Des témoignages similaires jaillissent de partout, des hôteliers aux maraîchers, des cinémas aux brasseurs. La commune de Saint-Prex (VD) a vu sa facture exploser de 1600%.
Des aides, pour l’instant il n’y en a pas. Il y a seulement des propositions. Quant aux gestionnaires de réseau de distribution (GRD), ils se disent empruntés.
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En quête d'économies
«Nous avons peu de leviers: nous vendons cher parce que nous achetons cher», indique une porte-parole de Romande Energie. «Nous pouvons proposer des contrats courts (six mois) à ceux qui ne souhaitent pas s’engager et estiment que les prix vont baisser, ou de lisser la hausse sur trois ou quatre ans, dit-elle. Nous avons alerté nos clients dès le début de cette année pour les inciter à signer rapidement sans grand succès.» L’entreprise ajoute que «l’autre volet tout aussi essentiel» consiste à aider les clients à consommer moins et à produire eux-mêmes par le biais du photovoltaïque.
Les réponses des autres fournisseurs que nous avons contactés (SIG, Groupe E et BKW) sont quasiment identiques. Groupe E dit favoriser le dialogue avec ses clients et relève qu’un contrat sur plusieurs années permet de lisser les prix sur la durée. Le GRD fribourgeois a publié une page à ce sujet sur son site.
«BKW achète l’électricité destinée aux clients du marché libre à la bourse et doit payer ces prix élevés qu’elle répercute ensuite sur ses clients. BKW ne profite donc pas du niveau élevé actuel des prix et ne peut pas non plus proposer l’électricité à ses clients à un prix plus avantageux», signale un porte-parole. «Les contrats pluriannuels sont courants, généralement de deux à trois ans. Pour les clients industriels et les grandes PME, les contrats peuvent durer jusqu’à six ans», dit-il.
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«Notre programme Eco21 propose depuis plusieurs années aux entreprises une panoplie de mesures pour faire baisser leur consommation. Ce printemps, dès le début de la crise, nous avons renforcé les mesures existantes et augmenté les enveloppes financières à disposition», indique un chargé de communications des SIG. «Eco21 a généré, pour 2021, 234 millions de KWh d’économies d’électricité, soit 8% de la consommation du canton et à une économie, pour les consommateurs, de 40 millions de francs en 2021, dont 11 millions pour les entreprises.»
Des propositions d'aide diverses
En 2021, 23 394 consommateurs (soit 68% des 34 539 entités ayant le droit d’accéder au marché libre car ils consomment 100 000 kWh ou plus par an) étaient sur le marché libre, selon l’Elcom. Un chiffre restreint par rapport aux 5,5 millions de clients, des particuliers ou des petites entreprises, du marché captif. En termes de consommation, par contre, ils représentent 38% de la consommation d’électricité.
A quel point subissent-ils la flambée du kilowattheure? La question fait débat, ce qui n’empêche pas les propositions d’aide d’affluer à Berne. L’Union des arts et métiers (USAM) veut autoriser les gros consommateurs à revenir sous l’approvisionnement de base, ce qui est pour l’instant interdit. Ils devraient pour cela respecter un préavis d’un an et y rester pendant au moins trois ans à moins de payer une pénalité. Les détracteurs de cette idée soulignent qu’elle répercuterait les coûts des clients captifs, ce qui serait injuste.
Un conseiller national vert vaudois, Raphaël Mahaim, a fait une proposition similaire, à condition que les clients concernés produisent eux-mêmes une certaine quantité d’électricité renouvelable. Cela réduirait l’impact de leur retour sous le régime de base car ils consommeraient proportionnellement moins.
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Le conseiller national (PS/VD) Roger Nordmann a déposé lundi une motion visant à créer une troisième catégorie de clients sur le marché électrique, en plus des clients captifs et du marché libre, en proposant aux GRD de créer des offres lissées par le biais de «pool de fourniture d’électricité pour les entreprises». Son homologue Jacques Bourgeois (PLR/FR) défend, lui, l’idée de prêts cantonaux sans intérêts tandis qu’une loi valaisanne permet déjà aux gros consommateurs du canton de toucher des aides financières.
Du côté des faîtières économiques, l’organisation libérale Avenir Suisse estime une intervention de l’Etat non nécessaire car il n’y a pas de défaillance de marché. Economiesuisse défend l’utilisation des «instruments éprouvés» tels que le chômage partiel ou des prêts remboursables tandis que le Groupement de l’industrie des machines propose de prolonger les contrats d’un an. Il a aussi été question de supprimer les taxes communales ou de puiser dans les dividendes que les collectivités reçoivent des GRD pour atténuer les hausses. Des idées qui doivent désormais être traitées par le Conseil fédéral ou au parlement.
Le marché particulier de l’électricité
Les tarifs les plus élevés, des centrales à gaz actuellement, influencent démesurément le marché en Europe. En Suisse, les petits clients sont captifs et, pour l’instant, moins exposés
Les prix du courant ont grimpé ces dernières semaines passant d’une poignée de centimes le kilowattheure avant la crise à quelquefois 1 franc, voire plus. Ils augmentent à cause de la guerre en Ukraine, de la fermeture d’une large partie du parc nucléaire français, de la pénurie de gaz ou de la sécheresse, mais aussi parce que le marché de l’électricité a ses particularités. Les hausses, européennes, sont répercutées en Suisse.
En Europe, un mécanisme de marché veut que les tarifs soient fixés sur les prix des centrales dont les coûts sont les plus élevés, actuellement les centrales à gaz. «C’est ce qu’on appelle «l’ordre du mérite»: les énergies les moins chères sont sollicitées en premier, puis viennent les autres et c’est le coût variable de la dernière centrale qui définit les prix du marché», indiquait cet été dans nos colonnes Stéphane Genoud, professeur en gestion de l’énergie à la HES Sierre. Avec la guerre en Ukraine, les centrales à gaz ont augmenté leurs prix pour ne pas produire à perte et le marché s’est aligné, même si l’électricité d’autres origines est moins chère et plus abondante.
Le marché suisse, partiellement libéralisé en 2009, est lui aussi compliqué. Les entreprises consommant plus de 100 000 kWh par an peuvent choisir leur fournisseur. En optant pour le marché libre, elles ont longtemps bénéficié de tarifs plus bas mais désormais ce sont elles qui sont pour l’instant exposées aux flambées.
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Les autres (des ménages et des petites entreprises) sont eux des «clients captifs», contraints d’utiliser l’électricité de leur prestataire local, mais dont les prix sont contrôlés par la Commission fédérale de l’électricité (Elcom). Les tarifs, pour eux, dépendent des prix de l’énergie, du transport, de taxes et de redevances et ils varient d’une commune à l’autre. La loi leur garantit la quantité d’énergie désirée et des «tarifs équitables». Le pays compte environ 630 gestionnaires de réseaux de distribution (GRD). Les clients captifs verront aussi leur facture augmenter en 2023, de 27% en moyenne selon l’Elcom, une hausse moindre que sur le marché libre.
Qu’est-il pour «Le Temps»?
Le Temps, une entreprise de services de taille standard, n’est pas éligible pour être sur le marché libre, réservé aux clients qui consomment 100 000 kWh par an ou plus. La société, dans son bureau principal à Genève, utilise 55 000 kWh par an. Sans compter les charges de chauffage (le journal loue des locaux dans un immeuble chauffé au gaz, par des pompes à chaleur et des sondes géothermiques), sa consommation émane surtout de serveurs informatiques et de la ventilation dont ils ont besoin, des ordinateurs, de l’éclairage. Dans son bureau lausannois, le journal consomme un peu plus de 2000 KWh par an.
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Le Temps dépend par contre des prix du papier, fourni par l’entreprise lucernoise Perlen Papier, ainsi que de son impression, par le CIL Centre d’impression Lausanne à Bussigny (VD), deux entreprises sur le marché libre. «Avec une consommation de 6 GWh [6 millions de KWh, ndlr], nous sommes un gros consommateur et achetons depuis des années sur le marché libre. Si les prix futurs s’établissent à un niveau plus élevé, nos prix l’atteindront également», indique un porte-parole du groupe Tamedia, qui détient le CIL.
«Nous achetons l’électricité de manière échelonnée, ce qui nous donne un horizon temps de trois à quatre ans et de légers avantages. Mais le prix de l’électricité va augmenter à l’avenir. Le prix du papier recyclé a aussi augmenté. Les prix du papier resteront très probablement élevés car l’offre de papier diminue en Europe», prévient de son côté un porte-parole de Perlen Papier.