La Suisse a frôlé la coupure étendue d’électricité (black-out) en décembre 2015 lors d’une vague de froid. La Commission de l’électricité (ElCom) l’avait reconnu quelques mois plus tard. Que se passe-t-il ces jours alors que les températures sont descendues à -15 degrés sur le Plateau suisse mardi dernier et que, malgré la disparition de la bise, le froid reste tenace avec des températures fortement négatives la nuit durant toute la semaine?

Philippe Meuli, responsable de projets spéciaux auprès de Swissgrid, la société gestionnaire du réseau à très haute tension, se veut rassurant. «La situation n’est pas critique, mais nous observons attentivement ce qui se passe dans les pays voisins. Nous avons renforcé la coopération avec les responsables de réseaux européens». Cette démarche vise à contrôler au mieux les flux disponibles à l’importation afin de ne pas approcher du seuil critique. En effet, la Suisse manque d’électricité en hiver et doit compter sur l’importation de courant, notamment du nucléaire français sur la base de contrats de longue durée.

Situation difficile en France

Or la France, pénalisée par des réacteurs à l’arrêt, connaît une situation nettement plus tendue que la Suisse et doit actuellement importer du courant d’Allemagne. Elle a jusque-là assumé ses obligations d’exportation vers la Suisse, mais elle pourrait les stopper en cas de problèmes majeurs de production et d’approvisionnement. La situation se complique en Suisse à cause de l’arrêt inattendu de deux réacteurs nucléaires, Beznau I et Leibstadt, qui assurent en temps normal 20% de la production suisse d’électricité. Or c’est en hiver que les centrales nucléaires sont le plus utiles puisqu’elles peuvent représenter jusqu’à 50% de la production.

Toutes les conditions sont donc réunies pour frôler le black-out? Non, répond Swissgrid, car il reste une marge de sécurité appréciable via les importations qui sont toujours possibles jusqu’à une puissance nette de 5 GW, soit l’équivalent de cinq réacteurs nucléaires de type Gösgen. D’octobre à mi-janvier, seuls 47% de la capacité nette d’importation a été épuisée.

L’autre réserve, largement utilisée en ce moment, se situe dans les barrages alpins, ceux au fil de l’eau (rivières) étant moins productifs en raison du gel. Le turbinage se fait depuis quelques semaines à un rythme intense, nettement supérieur à ceux des années précédentes. En deux semaines le niveau de remplissage est passé de 50% à 40%. Lors d’une réunion, mardi dernier, Swissgrid a constaté que la courbe de remplissage s’approchait du minimum historique et que la persistance du froid allait provoquer une charge accrue du réseau. «La baisse du niveau d’eau des barrages ne peut être évitée que par une meilleure utilisation des capacités d’importation», explique Swissgrid dans un document tiré de la réunion.

Préserver les réserves hydrauliques

Le message est sous-jacent. C’est un avertissement aux producteurs suisses de ne pas trop utiliser leurs réserves hydrauliques, attirés qu’ils sont par la vente de cette énergie à un prix élevé à l’étranger, mais de plutôt privilégier les importations. Le niveau des barrages, si la fonte des neiges est mauvaise, risque d’en souffrir au printemps prochain. Une partie de l’énergie hydraulique part en effet à l’étranger en raison de la forte montée des prix, notamment en France et en Allemagne, depuis le 26 décembre 2016. L’écart de prix entre ceux pratiqués en Suisse et ceux offerts en Allemagne est de 75%, alors qu’il était de moins de 20% à mi-décembre. Or, si la situation se tend sur le marché des importations, la Suisse ne disposera plus de réserves hydrauliques suffisantes dans ses barrages.


f


Globalement, la situation est cependant moins critique qu’en décembre 2015 car certaines mesures correctives ont été prises. Les opérateurs se sont aperçus, un peu tard, que le calcul des prévisions de capacité nette d’importation était faux car il ne tenait pas compte de la capacité de transformation, en Suisse, du courant 380 kV en 220 kV, opération indispensable pour l’acheminer au consommateur. Un nombre insuffisant de transformateurs a failli causer un black-out en décembre 2015. Aujourd’hui, un nouveau transformateur a été posé, un autre a été adapté, et celui, crucial, de Beznau sera en place en mars.

Swissgrid et l’ElCom ont également pris des mesures pour améliorer la communication et la rapidité des décisions à prendre entre les différents acteurs, en particulier sur l’utilisation de l’énergie dite de réglage, indispensable pour stabiliser le réseau. Reste que si les températures restent encore très basses deux à trois semaines, la situation deviendra critique.


«Nous pouvons tenir seuls deux semaines»

Production. Dominique Gachoud, patron du producteur et distributeur d’électricité Groupe E, explique pourquoi la situation est compliquée pour son entreprise

Le Temps: La situation due à la vague de froid est-elle critique pour Groupe E présent dans les cantons de Fribourg et Neuchâtel?

Dominique Gachoud: Elle nous oblige à une étroite surveillance de l’approvisionnement en électricité par notre propre production et par des importations via le réseau Swissgrid. La situation n’est pas encore critique, mais elle est déjà tendue car nous dépendons fortement des importations de courant.

- Dans quelle proportion?

- La semaine dernière par exemple Groupe E a distribué 12 millions de kWh par jour dont un sixième seulement provenait de notre production. Or, en moyenne annuelle, nous produisons un tiers du courant distribué.

- Quel est le principal risque que vous redoutez?

- Si la vague de froid se prolonge plusieurs semaines, des restrictions de fourniture de la part de Swissgrid, à cause de la limitation du courant disponible à l’importation, pourraient se produire.

- Mais vous disposez tout de même de votre propre réseau de production hydraulique, en particulier le barrage de Rossens, sur le lac de Gruyère, dont le niveau n’est pas très bas…

- Effectivement. Nous avons été prudents à la fin de l’année dernière et n’avons pas beaucoup puisé dans cette réserve. En cas de restrictions de la part de Swissgrid, on pourrait tenir seuls au maximum deux semaines grâce à nos réserves hydrauliques.

- La puissance électrique demandée est-elle à son plus haut niveau depuis plusieurs années?

- Elle est proche du record de l’hiver glacial en 2012. Le 7 février 2012, nous avons soutiré une puissance de 598 MW, alors que le 17 janvier dernier à 18h30 nous avons atteint 581 MW.

- Quelles sont les raisons de cette augmentation de la consommation, alors qu’on sait que la Suisse est beaucoup moins dépendante que la France des chauffages électriques?

- Il y a tout de même des chauffages électriques fixes dans la région Fribourg-Neuchâtel, et je pense que des consommateurs ont aussi mis en marche des radiateurs électriques d’appoint. En plus, les pompes à chaleur ont un moins bon rendement lorsqu’il fait très froid.

- La Suisse résout en ce moment le problème, notamment par une augmentation des importations de courant. Qu’en pensez-vous?

- C’est une solution à court terme qui ne contribue pas de manière sérieuse à la sécurité de notre approvisionnement en électricité. En cas de risque de pénurie, par exemple dû à une vague de froid, les pays voisins ont tendance à retenir leur production chez eux. Il est donc urgent que les décideurs politiques agissent pour définir le niveau souhaité d’autonomie d’approvisionnement du pays. 

(Propos recueillis par W. B.)


La France sous haute tension

Approvisionnement. La remise en marche de réacteurs nucléaires a été exigée par le producteur et fournisseur d’électricité public EDF

Vingt, puis douze, puis cinq. En quelques semaines, le nombre de réacteurs nucléaires à l’arrêt, sur les 58 que compte la France, a diminué sous la pression de la vague de froid. Des révisions de sécurité, nécessitées par la découverte d’anomalies de fabrication sur les générateurs de vapeur, ont été écourtées ou reportées.

L’Observatoire du nucléaire, qui soupçonne EDF et l’Autorité de sûreté du nucléaire d’avoir sacrifié la sécurité pour faire face aux pics de consommation dus à la vague de froid, a saisi la justice pour tenter de faire invalider la remise en marche de trois réacteurs.

Parmi ceux remis en service figure celui du Bugey, qui concerne directement la Suisse puisqu’il contribue à la réalisation des contrats d’importation à long terme d’énergie nucléaire française dont a besoin le pays, tout particulièrement en hiver. En 2015, 3,6 milliards de kWh ont par exemple été importés de France via la société d’actionnaires AKEB, qui comprend par exemple les CFF et Axpo.

La situation provoquée par la vague de froid est particulièrement tendue en France car le mode de chauffage principal est électrique. Si la température descend d’un degré par rapport à la moyenne, c’est le courant supplémentaire équivalent à 2,5 centrales nucléaires qui doit être injecté dans le réseau. En période de pic, vers 19h, le chauffage peut dépasser 40% de la consommation électrique totale du pays.

Le tout électrique à la peine

En France, 34% des logements sont chauffés à l’électricité, contre 5% en Allemagne. Ce modèle est issu, dès les années 1970, de la volonté d’EDF et des pouvoirs publics de promouvoir la consommation liée au programme nucléaire. Pas moins de 80% des logements neufs construits dans les années 1990 étaient équipés d’un chauffage électrique subventionné. Une nouvelle réglementation thermique, introduite en 2012, a supprimé l’avantage financier du tout électrique, ce qui a fait chuter à 30% la part des logements neufs équipés de radiateurs électriques.

Des mesures ont été prises la semaine dernière pour diminuer la consommation. Il est conseillé de baisser le chauffage d’un degré. Certaines villes ont éteint une partie de l’éclairage public. Grenoble a ainsi réduit sa consommation de 4%.

Si la situation devait empirer, il serait possible d’exiger une interruption de production dans 21 usines grandes consommatrices d’électricité (cimenteries, fabrication d’aluminium). Les autorités suisses n’ont pas ce pouvoir, sauf en cas de grave crise économique. 

(W. B.)