Championne du stockage
La question du stockage est sur toutes les lèvres depuis que le Conseil fédéral a annoncé cet automne que, faute d’accord-cadre avec l’Union européenne, la Suisse pourrait avoir de la peine à importer de l’électricité dès 2025, notamment l’hiver quand elle ne parvient pas à en produire suffisamment toute seule. Au point que le débat sur le nucléaire, une énergie appelée à disparaître en Suisse, s’est rouvert.
Nant de Drance promet d’être une championne du stockage et de la gestion des surplus quand, l’été, le solaire produira trop d’électricité et ainsi de participer au renforcement de l’indépendance énergétique de la Suisse. Le marché, guère incitatif, et les lois, qui négligent la question, n’encouragent pourtant pas le pompage-turbinage sur sol helvétique.
L’usine valaisanne turbinera, quand la demande et les prix de l’électricité augmenteront, et pompera lorsque l’offre aura repris le dessus, stabilisant ainsi le réseau et prévenant les avaries. Plus les tarifs de l’électricité sont volatils, et les écarts importants, plus la station est rentable. La hausse actuelle des prix de l’électricité, qui engendre des différences tarifaires potentiellement plus grandes, est d’autant mieux vue par les exploitants de la centrale que durant la dernière décennie, des prix constamment bas ont fait craindre que Nant de Drance ne se transforme en gouffre financier. La rentabilité de l’usine, malgré la tendance haussière et volatile, n’est pas garantie, même si sa construction, qui a coûté 2,2 milliards de francs, pourra être amortie pendant huit décennies.
Le barrage du lac du Vieux Emosson, construit en 1955, a été rehaussé de 20 mètres pour augmenter la taille de la batterie, à 25 millions de m³ d’eau. A part les barrages, tout est sous terre. Plus de 14 kilomètres de galeries d’accès et 4 km de voies d’eau ont été creusés entre les deux lacs.
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A sa puissance maximale, le système fournit 360 m³ d’eau par seconde, autant que le débit du Rhône à Genève, de quoi vider le lac du Vieux Emosson en vingt heures. En 2016, plus de 500 ouvriers s’activaient sur le chantier; quand l’installation sera opérationnelle, 14 personnes sur place suffiront pour la faire tourner. A la sortie d’un tunnel, des lignes à haute tension amènent le courant vers Martigny, puis sur un réseau de 50 hertz qui s’étend en Europe. La station peut desservir tout le continent où, partout, les réserves d’électricité diminuent avec l’essor des panneaux solaires et des éoliennes.
«La machine avale plus ou moins d’eau selon la puissance souhaitée avec un rendement du cycle complet de pompage-turbinage de 80%. Pour chaque kilowattheure d’électricité qu’elle utilise pour pomper, elle en injecte 0,8 dans le réseau, toujours avec la même eau», indique Alain Sauthier, directeur de Nant de Drance SA, une société qui appartient au groupe vaudois Alpiq (39% des parts), les CFF (36%), le groupe alémanique IWB (15%) et les Forces motrices valaisannes (10%). «En cinq minutes, on peut démarrer les turbines et passer d’une puissance de 0 à 900 MW, dit-il. En dix minutes, on peut tout inverser et pomper l’équivalent de -900 MW.»
Nant de Drance deviendra la deuxième centrale de pompage-turbinage la plus puissante sur les quinze recensées en Suisse après celle de Linthal (1000 MW), inaugurée par le groupe Axpo en 2016. L’usine de Veytaux, entre le lac de l’Hongrin et le Léman (480 MW, la troisième), a été renforcée en 2015. D’autres sites alpins suisses peuvent en accueillir.
«Le marché en aura besoin de davantage, avec l’arrivée des renouvelables», estime Amédée Murisier, responsable de la production hydroélectrique en Suisse pour Alpiq. «Mais rien n’est prévu à ce stade, faute d’incitatifs. Le marché n’est pas adapté à la transition énergétique.»
«Une assurance sans primes»
Les producteurs d’énergie demandent souvent plus de subventions et il n’y en a aucune pour la grande hydraulique en Suisse, où la majorité de l’électricité vient pourtant de barrages qui commencent à prendre de l’âge. «On ne veut pas tant des subventions qu’un marché qui rémunère ce qui a de la valeur», indique Amédée Murisier. Et le cadre d’Alpiq de citer des exemples de l’Allemagne, de la France et de l’Italie où des primes au stockage sont payées par les consommateurs. «Nant de Drance est aussi là en cas de coup dur, elle joue un rôle d’assurance pour la stabilité du réseau, mais cette valeur n’est pas rémunérée. Pour celui qui en profite, c’est tant mieux; pour celui qui fournit le service, c’est moins bien.»
En Suisse, l’énergie solaire reçue de mars à octobre représente seulement 27% du total annuel, alors que les 73% restants sont emmagasinés d’avril à septembre, selon le site PVWatts.nrel.gov. Le facteur de capacité d’une centrale (l’énergie qu’elle produit effectivement, divisé par ce qu’elle produirait si elle fonctionnait toujours à pleine puissance) est d’environ 12% en Suisse pour les panneaux photovoltaïques et de 90% pour une centrale nucléaire (non 100%, car elles sont souvent mises à l’arrêt et rénovées l’été). Si on veut remplacer une centrale nucléaire par de tels panneaux, il faudrait donc en installer suffisamment pour qu’ils soient dotés d’une puissance environ sept fois supérieure. Le facteur de capacité des éoliennes en Suisse – environ 25% – est lui deux fois plus important que celui des panneaux solaires.
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«Avec un parc solaire produisant la même énergie sur une année qu’une centrale nucléaire, on aurait donc énormément d’électricité l’été», relève Teddy Püttgen, professeur honoraire à l’EPFL et coauteur d’un livre publié cet été sur la question (L’Electricité, au cœur de notre futur bas-carbone, EPFL Press). «Que ferait-on avec cette puissance excédentaire?»
«C’est là que les installations de pompage-turbinage sont absolument cruciales, pour pomper, notamment l’été, et absorber les surplus du réseau. Cette technologie est au point, flexible et le savoir-faire en Suisse est là, estime Teddy Püttgen. Mais il y a un grand problème: il faut soutenir ces installations, par exemple par le biais de subventions, d’incitations ou d’autres formes de compensation, or les lois ne disent rien à leur sujet. Quand on propose une centrale photovoltaïque, il faudrait qu’on lui associe, pas forcément sur le même site, des capacités de stockage appropriées. L’un ne va pas sans l’autre.»
Il existe d’autres solutions de stockage, plus ou moins puissantes et flexibles. On peut recourir à des batteries, notamment de voitures qu’on connecterait à des biens immobiliers. Elles remédieraient à des besoins à court terme. Mais il faudrait pour cela en construire beaucoup, ce qui coûterait cher, aurait un impact sur le climat et ne résoudrait pas les carences en hiver ou si le mauvais temps se prolongeait en été.
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En utilisant de l’électricité, si possible bas carbone, dans une électrolyse, l’eau peut être transformée en hydrogène, qui pourrait être injecté dans le réseau gazier ou stocké. Des projets en ce sens se développent dans le nord de l’Europe, mais des rendements moyens impliqueraient qu’on installe d’autant plus de panneaux solaires ou d’éoliennes. On peut utiliser la gravité et l’énergie cinétique, comme le fait le groupe tessinois Energy Vault, ou rehausser des barrages. Un tel projet, sur le lac de Grimsel, dans le canton de Berne, a été freiné des années durant par des oppositions.
La consommation d’électricité va croître
La Suisse dispose de solutions de stockage saisonnier sous la forme de centrales à accumulation. Le Conseil fédéral a proposé en août l’institution d’une réserve stratégique d’énergie qui garantit la disponibilité de l’énergie à la fin de l’hiver, quand le niveau des lacs est bas. Berne propose d’augmenter d’ici à 2040 de 2 TWh la production d’électricité climatiquement neutre, dont la disponibilité est assurée en hiver, relève la porte-parole de l’Office fédéral de l’énergie (OFEN), Marianne Zünd. «Le Conseil fédéral entend financer les installations nécessaires à cette fin, en priorité de grandes centrales à accumulation, au moyen d’un supplément hiver», dit-elle.
La question du stockage va gagner en importance car la consommation d’électricité, stable ces dernières années, devrait croître de 11% d’ici à 2050, prévoit l’OFEN. Cette année-là, 43% de notre énergie sera électrique contre 27% aujourd’hui, une hausse qui s’explique par l’électrification des bâtiments (avec un usage accru de pompes à chaleur) et des transports.