Une vingtaine de jours plus tôt, le Département fédéral de l’énergie, des transports et de l’environnement a en effet octroyé une concession pour construire une station de pompage et de turbinage entre les deux lacs d’Emosson. Enfoui dans les entrailles de la montagne, l’ouvrage doit servir d’énorme batterie de stockage à un marché électrique que l’on pressent en mutation profonde. Il n’a pas fait l’objet de recours en série de la part des milieux de l’environnement et de la protection du paysage. Assis très tôt à la table des négociations, ceux-ci ont fini par se satisfaire de mesures d’accompagnement d’un chantier devisé à quelque 2 milliards de francs et qui doit durer une dizaine d’années. Il en faudra finalement quatorze – et des surcoûts estimés à 200 millions de francs – pour finaliser l’une des plus grandes stations de pompage-turbinage d’Europe mise en service ce vendredi.
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Retournement de situation inattendu
Lorsque les premiers arbres tombent pour dégager l’accès à la future galerie souterraine, Pascal May, président de commune, estime que «Finhaut ne sera plus jamais comme avant». La concession devrait apporter des recettes annuelles à la commune évaluées entre 1,5 et 2 millions de francs. Un montant plus ou moins équivalent est attendu pour les recettes fiscales de la société d’exploitation basée sur place.
Mais le large sourire de satisfaction arboré par les autorités communales va peu à peu faire place à un douloureux rictus. Alors que les projections financières avaient été faites lorsque les prix de l’électricité étaient au plus haut, le marché de l’électricité va vivre en quelques années un retournement spectaculaire. Une succession d’événements inattendus en est la cause: la lente et longue convalescence de l’économie mondiale qui lime la demande, l’assouplissement pour les distributeurs suisses de l’obligation de s’approvisionner dans le pays mais aussi l’accélération de la sortie du nucléaire de l’Allemagne à la suite de la catastrophe de Fukushima et son soutien actif aux énergies renouvelables. En conséquence, les prix de l’or bleu s’effondrent. Au lancement du projet, le kilowattheure s’échangeait à plus de 8 centimes. Son cours va entamer une lente dégringolade pour se brader à moins de 4 centimes en 2020. C’est bien inférieur à ce qui est nécessaire pour rentabiliser les cathédrales d’eau suisses.
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Si tous les producteurs d’électricité affrontent des difficultés financières, il en est un qui est particulièrement touché: Alpiq, un nouvel acteur né de la fusion d’Atel avec EOS. Alpiq qui a racheté au prix fort les participations dans les actifs énergétiques suisses et qui a, de surcroît, mené une stratégie d’acquisition très agressive en Europe. Alpiq qui a aussi hérité des parts majoritaires dans la future centrale de Nant de Drance dont la construction avance un peu plus lentement que prévu.
Basé à Lausanne, le producteur et négociant d’électricité va vivre une véritable descente aux enfers. Si les préoccupations politiques vont à ses infrastructures stratégiques, soudainement fragilisées, des questions commencent aussi à se poser avec acuité sur le destin de ce colosse énergétique en gestation dans les montagnes valaisannes. Car pour Nant de Drance, le principal problème n’est pas tant le bas niveau des prix, mais surtout, comme le souligne le professeur en management de l’énergie Stéphane Genoud, que la courbe des cours d’électricité est devenue désespérément «plate». En résumé, le nouveau bouquet énergétique européen – davantage influencé par l’essor des renouvelables en Allemagne – a eu pour effet de lisser les prix: plus de pics journaliers. Une catastrophe pour le modèle économique de l’ouvrage, qu’il faut comparer à une «batterie» plutôt qu’à un «barrage», rappelle l’expert en énergie.
Doutes, calculs et espoirs
Pomper pour remonter l’eau en amont lorsque les prix sont au plus bas, turbiner l’eau stockée dans le réservoir supérieur (le lac du Vieux-Emosson) quand les conditions financières sont les plus favorables. C’est le principe de l’installation qui peut en quelques minutes passer d’une production nulle à 900 mégawatts. «Pour produire 80 mégawatts, nous en avons besoin de 100», résume Michael Wider, président de la société de Nant de Drance. En d’autres termes, la technologie consomme plus d’énergie qu’elle n’en produit mais joue sur les variations de prix pour chercher sa rentabilité: «Ce qui est important, ce n’est pas le niveau du prix. C’est le différentiel entre le plus haut et le plus bas. Or, cette différence n’existait plus sur les marchés vers 2015», poursuit celui qui préside également la société suisse des électriciens.
Arrivé en 2011 sur le projet, «lorsque les premiers 100 mètres du tunnel d’accès à la centrale avaient été percés», ce juriste de formation a vécu de l’intérieur les affres que le marché de l’électricité a connues durant la dernière décennie. Il se souvient que le pronostic vital de l’installation s’est retrouvé engagé: «Il y a eu des discussions en raison de la chute des prix de l’électricité et des analyses pour savoir ce qu’impliquerait un arrêt des travaux. Mais les contrats principaux étaient déjà signés et des pénalités auraient dû être payées aux fournisseurs. Les calculs ont donc montré qu’arrêter le projet aurait été une solution très chère. Nous avons décidé avec tous les actionnaires de le poursuivre, aussi et surtout parce que tout le monde croyait en la force hydraulique.»
Si Nant de Drance échappe de justesse à une mise à mort, c’est aussi en raison de sa nature, insiste Michael Wider: «On parlait déjà de diminuer le gaz et le charbon, mais surtout d’augmenter l’hydraulique. Nous voyions bien que le monde énergétique était en train d’évoluer vers les énergies renouvelables.» Le pompage-turbinage s’emboîte en effet à merveille avec les sources intermittentes que sont l’éolien et le solaire.
Nouveau changement de donne
Malgré les critiques, les investisseurs décident donc de serrer les dents et de continuer. Et les remises en question ne manquent pas. D’autant plus que d’autres installations qui reposent sur le même principe entrent en fonction et essuient les plâtres pour Nant de Drance. A commencer par la station de Linth-Limmern. Située dans le canton de Glaris, elle entre en fonction en 2016 et affiche une puissance de 1000 mégawatts grâce au pompage-turbinage opéré entre le réservoir supérieur Muttsee – plus haut lac artificiel d’Europe – et le bassin inférieur du Limmernsee.
«La valeur des capacités de stockage renouvelables et de leur flexibilité va continuer à augmenter avec la transition énergétique. Cette valeur aura certainement un prix adéquat sur le marché», estime Michael Wider, à l’heure du démarrage des installations. Pour assurer la rentabilité de Nant de Drance comme batterie énergétique, il faut que le spread (le différentiel) des prix soit d’environ 20%. Plus si nous voulons une marge.» En 2010, alors que les projets de pompage-turbinage se multipliaient, la revue Renewable and Sustainable Energy Reviews estimait le taux différentiel idéal entre 25 et 30%, un chiffre qu’adoube l’expert en énergie qu’est Stéphane Genoud, qui estime aussi qu’avec les conditions de marché actuelles, c’est «jouable».
La transition énergétique et la crise des hydrocarbures en Europe sont donc clairement favorables à la nouvelle installation, qui proposera de l’énergie lorsque les installations solaires et les éoliennes sommeilleront. S’il se dit persuadé que le nouveau bouquet énergétique aura besoin de la flexibilité qu’apporte le pompage-turbinage, Michael Wider reste toutefois prudent: «Avec les conditions de marché actuelles, Nant de Drance serait rentable. Mais il y a eu et il y aura toujours des cycles sur les marchés. La question de la rentabilité de Nant de Drance doit être prise en considération sur la durée.» Vu la tension extrême qui règne sur les marchés de l’énergie, nul doute que les premiers pas de la grande batterie alpine et les revenus financiers qu’ils généreront seront suivis avec attention.
Nant de Drance, une gigantesque batterie enfouie dans la montagne
Située 600 mètres sous terre, entre les lacs de retenue d’Emosson et du Vieux-Emosson sur la commune de Finhaut en Valais, la centrale de Nant de Drance dispose de six pompes-turbines. Chacune affiche une puissance de 150 mégawatts. Ces machines permettent de passer en moins de cinq minutes du pompage à pleine puissance au turbinage à pleine puissance, soit de -900 mégawatts à +900 mégawatts, soit une flexibilité de 1800 mégawatts. Cette flexibilité permet à l’installation de fonctionner comme une gigantesque batterie qui permet de rapidement stocker l’électricité excédentaire sur le réseau, ou produire l’énergie nécessaire lorsque la demande est supérieure à la production.
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