Du solaire suisse à Bordeaux
Electricité
Une petite société électrique bâloise, Aventron, a investi dans le plus grand parc photovoltaïque européen. La France accélère son programme de réduction de la part nucléaire de son mix énergétique

Le minibus circule lentement dans l’allée interminable recouverte de gravier. Le soleil brille. A gauche, à droite, devant, derrière, les panneaux solaires s’étendent à perte de vue. La forêt de 983 500 éléments chinois bleu-violet bourrés de silicium, mesurant chacun un mètre sur deux, a remplacé 260 hectares de pins maritimes.
Nous sommes à 20 kilomètres au sud-ouest de Bordeaux, à Cestas, dans une région plus connue pour ses vins anoblis par la Gironde que pour sa production d’énergie renouvelable. Le village voisin se nomme d’ailleurs Pessac; il est plus facile à trouver que la plus grande centrale photovoltaïque européenne, construite en un temps record de fin 2014 à septembre 2015.
Entouré de bosquets et de forêts de pins, noyé dans la verdure, le gigantesque parc photovoltaïque, grand comme 350 terrains de football, se fait pourtant discret. Si on le distingue parfaitement d’avion, avec son petit îlot de verdure au centre pour préserver un biotope où vit le fadet des laîches, papillon protégé qui pond dans la molinie bleue, le site est invisible au sol à plus de 200 mètres.
Solaire inaudible
«Contrairement aux éoliennes, les installations photovoltaïques sont silencieuses et peu visibles de loin. Elles sont donc nettement mieux acceptées par les riverains, même si un parc d’une telle ampleur serait irréalisable en Suisse», souligne Eric Wagner, responsable opérationnel de la société bâloise Aventron, l’un des neuf partenaires à cet investissement.
Il serait en effet quasi impossible de trouver une telle surface plate inutilisée en Suisse. Aventron, anciennement KKB, est une petite entreprise électrique bâloise spécialisée dans les nouvelles énergies renouvelables (petite hydraulique, éolien, photovoltaïque). «On investit entre 20 et 40 millions de francs par an dans des projets diversifiés géographiquement et par type d’énergie produite, dans lesquels nous voulons détenir la majorité», explique Antoine Millioud, patron d’Aventron.
La Suisse, qui ne représente que 15% du chiffre d’affaires annuel de 23,8 millions de francs de la société, n’est pas au centre du développement du renouvelable d’Aventron. «Nous faisons ce qu’on peut en Suisse, mais nous ne progressons qu’à petits pas dans le photovoltaïque, et il y a très peu de possibilités de développer de la petite hydraulique en rivière», poursuit Antoine Millioud.
Essor à l’étranger
En plein essor à l’étranger, la société cotée à la bourse de Berne, en lien avec l’entreprise électrique EBM présente à Bâle-Campagne, Soleure et en Alsace, dispose de fonds propres pour 75,5 millions de francs contre 232 millions de francs de fonds étrangers. Elle possède près de 40 installations de production réparties en France, en Allemagne, en Norvège, en Italie et en Suisse. En puissance électrique installée, la France est largement en tête, devant l’Allemagne et la Suisse. «Nous allons bientôt nous étendre en Espagne, sixième pays dans notre portefeuille d’installations de production d’énergies renouvelables», se réjouit le patron d’Aventron.
Les responsables d’Aventron, qui ont invité quelques journalistes au parc de Cestas, sont critiques face à la politique suisse de promotion des énergies renouvelables. L’installation de kilomètres de panneaux photovoltaïques est paralysée par un système bureaucratique de subventions dans lequel des dizaines de milliers de projets sont enlisés en liste d’attente.
«En Suisse, nous devons avancer des fonds pour les projets sans même savoir si, au final, nous pourrons toucher la subvention dite RPC. Dans les pays étrangers, même en Italie, les décisions tombent plus rapidement qu’en Suisse» constate Antoine Millioud.
Comment un petit acteur comme Aventron a-t-il pu entrer dans le plus grand parc photovoltaïque européen? «Nous avons passé par notre partenaire français Direct Energie, qui est aussi actionnaire de Neoen, société de développement propriétaire du parc de Cestas», explique le patron d’Aventron.
Partagé en lots selon la loi
Les dispositions françaises sur le développement du photovoltaïque ont aussi facilité les choses. Elles prévoient l’attribution de lots d’au maximum 12 MW de puissance. La gigantesque installation de Cestas, d’une puissance de 300 MW, devait donc obligatoirement se partager entre plusieurs locataires.
Aventron a ainsi acquis deux lots qui, selon la loi, doivent être séparés. Le parc photovoltaïque comporte donc 25 unités de production, dont la gestion énergétique et comptable, via des codes-barres, avec les postes de transformation ad hoc du courant continu en courant alternatif, est séparée.
Aventron dispose de 8% de la surface du parc et obtient un chiffre d’affaires annuel de quelque 3 millions de francs. Le prix d’achat de l’électricité, garanti durant vingt ans par EDF, est de 105 euros (environ 116 francs) par MWh. «C’est intéressant, car le prix diminue pour les nouvelles installations. Il est actuellement de 85 euros par MWh. Le coût du photovoltaïque baisse régulièrement. Il se situe déjà aujourd’hui au-dessous du coût d’exploitation d’une nouvelle centrale nucléaire», constate Antoine Millioud.
Du courant pour Bordeaux
La durée de vie de l’installation est prévue sur trente ans. «Après, on pourra remettre le terrain à l’état naturel, ou peut-être la remplacer par une plus moderne», note Antoine Sacre, gestionnaire du site pour la société Neoen. Propriétaire du terrain, Neoen est une entreprise spécialisée dans les énergies renouvelables dont la majorité a été acquise par Jacques Veyrat, ancien patron du groupe Louis Dreyfus.
Le parc de Cestas peut être géré par cinq personnes sur le site. L’énergie produite, soit 355 millions de kWh par an, correspond à la consommation des 240 000 habitants de la commune de Bordeaux. «Le fait d’avoir une grande ville à côté permet, contrairement à l’éolien, d’absorber assez facilement les pointes de production injectées dans le réseau», souligne Eric Wagner, responsable opérationnel d’Aventron.
Contrairement à la plupart des parcs photovoltaïques, celui de Cestas aligne ses panneaux en double orientation est-ouest et non au sud. 10% d’énergie est théoriquement perdue, puisque le plus fort rayonnement n’est pas capté, mais en réalité, la puissance de l’installation est doublée à cause de cette orientation. «Simplement parce qu’on a pu densifier les panneaux dans l’espace sans avoir à tenir compte de l’ombre, qui gêne lorsqu’un projet est tourné vers le sud», explique Antoine Sacre.
L’installation s’est faite de manière industrielle, avec la pose millimétrée au GPS de 204 000 poteaux vissés dans le sol destinés à soutenir plus de 16 000 tables en aluminium supportant les panneaux photovoltaïques. «Le terrain semble plat, mais en réalité il y a une différence de dénivelé d’un mètre. Le travail a donc dû être très minutieux», souligne le gestionnaire du site.
Des moutons sous les panneaux?
L’entretien est sans doute le plus grand souci pour une telle installation dont la construction a coûté 360 millions d'euros (399.29 millions de francs suisses) alors que les frais d’exploitation atteignent 1,2 million d’euros par an. Les panneaux solaires recouverts de poussière et de saleté perdent en effet une partie de leur efficacité.
Un camion spécial, profilé pour circuler avec son bras nettoyeur entre les étroites rangées de panneaux placés à mi-hauteur, a dû être inventé. «Avec les pollens qui commencent à tomber, il va falloir bientôt commencer le grand nettoyage à l’eau pure. Cela nous prendra 2 à 3 mois», note Antoine Sacre.
Autre problème: l’herbe qui pousse sous les panneaux reliés par 3700 kilomètres de câbles hors sol. De petites tondeuses spéciales ont été construites et l’opération coûte 60 000 euros. Pourquoi ne pas faire travailler des moutons? «Un berger est effectivement venu analyser la situation, mais il ne faut pas que les bêtes s’intéressent de trop près aux câbles électriques», sourit le responsable du site.
Le parc de Cestas, dans lequel a aussi indirectement investi la société lausannoise EOS Holding en reprenant, en février dernier, des actifs d’Omnes Capital, a déjà accueilli de nombreuses délégations étrangères, notamment chinoise et australienne. C’est devenu une vitrine de la manière dont la France nucléaire, contrainte par l’Union européenne de disposer de 20% d’énergie renouvelable en 2020, met les bouchées doubles dans l’éolien et le photovoltaïque. Avec 2% de sa production en photovoltaïque, elle atteint désormais le niveau de la Suisse, et va bientôt la dépasser grâce à une multiplication des appels d’offres. Dans la région Aquitaine-Limousin-Poitou-Charentes, 14% de la production électrique est solaire, contre 59% pour le nucléaire.
Le 4 mai à 11h30, le parc de Cestas produisait 16,6 MWh, aux deux tiers de sa puissance électrique, sous un soleil de printemps.