Stéphane Genoud: «Dire qu’il faut mettre un couvercle sur une casserole, c’est nous prendre pour des enfants!»
Conversation
Stéphane Genoud a répondu lundi aux questions des internautes du «Temps». Prix de l’électricité, pénuries, black-out, voitures électriques… Tour d’horizon général avec un spécialiste qui n’a pas la langue dans sa poche
Le sens de la formule. Et celui de l’humour. Stéphane Genoud, professeur en management de l’énergie à la HES-SO à Sierre, a répondu lundi durant une heure aux questions des internautes du Temps. Une discussion à bâtons rompus sur la situation énergétique de la Suisse, réalisée en partenariat avec Raiffeisen qui organise mardi une conférence sur la même thématique à Lausanne. Une vidéo que vous pouvez revoir en intégralité ici:
Enfant dyslexique et mauvais élève, Stéphane Genoud s’est d’abord dirigé vers un CFC d’électricien. Il a ensuite rattrapé son retard en réalisant toutes sortes d’études secondaires pour terminer par un doctorat en économie de l’Université de Neuchâtel.
Le Temps: Votre parcours pour le moins éclectique vous aide-t-il aujourd’hui?
Stéphane Genoud: Oui. Si certains de mes enseignants me voyaient, ils se demanderaient si je suis la même personne. Plus sérieusement, le fait d’avoir été monteur électricien me donne un ancrage dans le terrain et me permet d’avoir un regard large et pas qu’une vision théorique.
Ce matin, l’Office fédéral de l’énergie a publié les chiffres de la consommation d'électricité en Suisse pour 2021. La part du renouvelable atteint 80%, dont 68% d’hydraulique. 18,5% provient du nucléaire et moins de 2% «d’agents énergétiques fossiles». Qu’est-ce que ces chiffres vous inspirent?
C’est une bonne nouvelle. On voit la croissance constante du renouvelable mais elle n’est pas assez rapide. Mais il faut distinguer la production de la consommation. En termes de production, nous dépendons énormément de l’étranger et on ne peut pas se tresser de lauriers.
On entend tout et son contraire à propos de cet hiver. On entend qu’il faut s’équiper de bougies, comme l’a dit le président de la Commission fédérale de l’électricité Werner Lüginbühl. Mais en même temps, qu’«il ne faut pas dramatiser», selon le conseiller fédéral Guy Parmelin. Qui croire?
Tous les mercredis, je publie une analyse de la situation sur mon site internet. Je vous assure que les nouvelles ne sont pas bonnes. Pour que le réseau électrique n’ait pas de problème de pénurie (qui est un black-out organisé) ou un black-out (qui est une panne non organisée), il faut pouvoir aller chercher l’électricité en permanence. Or, nous dépendons des Français et des Allemands, et les deux sont très embêtés. Aujourd’hui on quémande de l’énergie chez nos voisins, mais on ne sait pas si on pourra l’obtenir. Le risque de black-out est donc très élevé. Pour répondre à votre question, la Commission fédérale de l’énergie, c’est un peu le policier de l’énergie, soit une institution fédérale qui sait de quoi elle parle. Avec Guy Parmelin je pense qu’il y a un problème de langage et qu’il doit porter les paroles de ses services. Donc moi j’ai plutôt tendance à croire Werner Lüginbühl.
Est-ce que l’on ne joue pas à se faire peur?
A part le lobby des vendeurs de bougies, je ne vois pas qui pourrait en profiter… Après, si elle est bien gérée, une coupure électrique ne pose pas de problèmes. Plein de pays dans le monde ont des coupures tous les jours. Ce qui est grave, c’est si l’on ne gère pas bien la coupure. Tenez, je fais parfois du planeur; j’ai toujours un parachute sous les fesses même si je ne l’utilise jamais. L’important est d’avoir cette solution à disposition.
Quel est le parachute de secours de la Suisse?
Pour l’hiver qui vient, la seule solution est de baisser notre consommation. Et à ce stade, les consignes du Conseil fédéral sont presque comiques. Même votre petite-fille de six ans sait qu’il faut mettre un couvercle quand l’on cuisine… Dire cela aux gens, c’est nous prendre pour des enfants. J’attendais que Guy Parmelin sorte un nez rouge lorsqu’il énonçait tout cela. Je suis tombé de ma chaise.
L’appel à la responsabilité individuelle n’a pas marché longtemps durant le covid. Est-ce que l’on peut vraiment miser là-dessus pour la crise qui se profile?
Le discours de Guy Parmelin n’est à ce stade ni crédible ni sérieux. S’il nous disait clairement: «J’ai besoin de vous, pas uniquement pour des couvercles sur les casseroles, mais parce que nous devons tous nous serrer les coudes», je pense que les gens prendraient conscience de la situation. Si on continue de nous traiter comme des enfants, c’est sûr que cela ne marche pas.
Et pour les entreprises?
Réduire de 15 ou 20% la consommation d’électricité. Oui, les éclairages et le chauffage, cela permet d’avancer un peu. Mais pour certaines entreprises, cela implique de réduire la production. Alors les calculs sont forcément plus compliqués. Il faut maintenant savoir quelle entreprise va être coupée, quand, où sont les listes. Il y a de vrais enjeux pour déterminer qui est prioritaire ou pas. C’est un peu comme les cas de rigueur durant le covid. Mais là, nous aurions encore un peu le temps de nous en préoccuper.
Quels sont les meilleurs outils ou pratiques à disposition des exécutifs communaux pour agir le plus vite et efficacement afin de réduire la consommation d’énergie?
C’est une très bonne question. La transition énergétique c’est un problème de territoire. Et le territoire c’est un problème de communes. Il n’y a que les communes qui vont vraiment pouvoir faire avancer les choses. Qu’est-ce qu’il va se produire cet hiver? Guy Parmelin va nous dire: Sion n’aura plus d’électricité jeudi de 08h à 12h. Martigny, de 12h à 16h. Lausanne, de 16h à 20h, et ainsi de suite. La priorité pour les communes est donc d’établir une liste des personnes vulnérables pour aller vérifier si tout va bien chez elles à ces moments-là. Ensuite, à moyen terme, il faut dresser un inventaire de tous les bâtiments chauffés au mazout et à l’électricité et faire un plan pour les rénover. Et aider les propriétaires - si ce n’est pas la commune - à passer à d’autres solutions.
Et le scénario du pire?
S’il y a un vrai black-out, c’est que le réseau européen est tombé. Et cela, c’est compliqué à relancer. Cela implique par exemple qu’il n’y ait plus d’eau courante, donc il faut prévoir des réserves… Mais après, il faut rester civilisés et aller donner un coup de main à sa commune. Je pense par exemple aux pompiers car, évidemment, les détecteurs d’incendie ne fonctionneront plus non plus.
Et pour les hivers suivants?
Il faut comprendre la situation. La Communauté européenne a fait ses calculs et n’arrive pas à garantir suffisamment de courant pour la consommation d’ici à 2025. La Suisse est considérée comme un pays tiers car nous n’avons pas d’accord-cadre… et donc l’UE ne va pas faire preuve de solidarité avec nous. Cette situation va donc se reproduire durant chaque hiver jusqu’à ce que l’on ait mis des panneaux solaires et des éoliennes partout. Une panne d’électricité de quatre heures cet hiver permettra peut-être une prise de conscience encore plus rapide.
La semaine dernière, des hausses importantes du prix de l’électricité ont été annoncées par les différents fournisseurs. Est-ce qu’à l’avenir, l’électricité deviendra comme les assurances maladie? On attendra la hausse annuelle des primes avec anxiété?
Il y a deux cas de figure. Il y a celui qui peut mettre des panneaux sur son toit, et celui qui ne le peut pas. Pour le locataire qui ne peut pas, oui. Il est certain qu’il y aura encore une hausse pour 2024. Après, on sait pas trop. Vous savez, pendant les dix dernières années, le prix qu’on payait l’électricité était trop bon marché. Mais cela, c’est fini. Pour les gens qui ont de bas revenus, c’est un vrai problème car 100 ou 150 francs de plus par année, c’est beaucoup. Mais pour la majorité des ménages suisses, 150 francs par an, ce n’est pas vraiment un sujet. Les gens ne savent pas à combien se monte leur facture, alors "rien + un petit peu", c’est toujours rien. L’énergie est vraiment très précieuse et ce trésor est accessible pour moins d’un café par jour. Pour les propriétaires qui peuvent s’équiper de panneaux, il faut absolument qu’il s’y intéresse maintenant. Dans mon cas personnel, je viens d’apprendre que l’on me rachèterait mon électricité à 18 centimes le kw/h au lieu de 8 centimes, j’ai donc eu une très bonne nouvelle la semaine dernière…
Tous ceux qui le peuvent doivent donc passer au photovoltaïque?
Cela devrait même être obligatoire.
Une lectrice nous écrit qu’elle produit et revend de l’électricité. Son fournisseur lui dit que s’il y a un black-out, l’électricité ainsi produite sera perdue car son onduleur ne sera plus alimenté par le réseau. Comment l’expliquer?
L’onduleur - qui transforme le courant continu des panneaux en courant alternatif pour la consommation domestique - doit être synchronisé avec le réseau. S’il n’y a plus de réseau, l’onduleur ne peut plus se synchroniser et subira de graves détériorations. Il faudrait dès lors un onduleur dit « off-grid » et une batterie. Mais c’est plus cher. Certaines voitures électriques peuvent jouer le rôle de la batterie, mais toutes ne sont pas encore équipées en ce sens.
Justement sur ce sujet… Les voitures électriques en plein développement vont-elles faire exploser la consommation électrique de la Suisse? Est-ce une bonne ou une mauvaise chose?
J’ai commandé une voiture électrique il y a trois ans, donc ça vous donne une idée de mon avis sur la question. J’ai calculé que je consommais l’équivalent de 1,2 litre d’essence pour 100 kilomètres. Et oui, il y a des métaux rares ou lourds dans ma voiture électrique mais il y en a tout autant dans les catalyseurs des voitures thermiques. L’enquête de Marc Müller (A Contresens, 2020) a très bien répondu à cette question. L’idéal, c’est de passer à la voiture électrique avec des panneaux photovoltaïques sur votre toit.
Un comité d’initiative veut relancer l’activité nucléaire en Suisse. Ou, plus précisément, inscrire dans la Constitution que «toute forme de production d’électricité respectueuse du climat est autorisée». Qu’en pensez-vous?
Il n’est bien sûr pas interdit de faire de la rechercher dans le nucléaire. Beaucoup de gens y investissent des centaines de millions et c’est une bonne nouvelle. Mais réalisez bien qu’on a mis vingt ans pour rehausser de dix mètres le barrage du Grimsel. Vingt ans pour construire des éoliennes à Ste-Croix. On ne peut pas imaginer que les opposants au nucléaire n’aillent pas jusqu’au bout des recours pour les empêcher. Alors quoi: nous aurons de nouvelles centrales dans trente ans comme le suggérait le directeur général de la centrale de Gösgen lors d’une récente table ronde? Nous avons besoin de solutions maintenant. Avec le renouvelable et les cinq solutions les plus évidentes (photovoltaïque, hydraulique, éolien, géothermique, biomasse) nous pouvons non seulement résoudre le problème à court terme et en plus de lutter contre le réchauffement climatique…
Et quid des micro-centrales nucléaires?
Oui, peut-être que l’on peut réduire à vingt ans. Mais même les gestionnaires des centrales n’en veulent plus de nouvelles.
Votre intuition, c’est que la crise que l’on traverse actuellement va accélérer la transition énergétique vers une économie plus durable, ou la retarder?
Ce qui est sûr, c’est qu’on a jamais parlé autant que ces derniers temps. Et cela, c’est une excellente nouvelle.