big data
Les sociétés suisses commencent à exploiter les données qu’elles récoltent depuis des années auprès de leurs clients. De l’horlogerie à la finance, en passant par la santé, notre panorama

Depuis des années, les entreprises récoltent des données. Parmi les premiers à avoir lancé ce travail de collecte, les détaillants, Migros et Coop, savent ce que les consommateurs suisses achètent, les banques peuvent connaître toutes les dépenses de leurs titulaires de comptes, Swisscom est au courant des déplacements des utilisateurs, les applications de musique récoltent des informations sur les goûts des auditeurs. Mais que font exactement ces entreprises des masses d’informations qu’elles accumulent?
Rien? Le sociologue Sami Coll, de l’Université de Lausanne, expliquait l’an dernier dans ces colonnes que la plupart des entreprises ont commencé à récolter des données sans savoir à quoi elles allaient leur servir. Ce n’est plus le cas. Les entreprises ont commencé à décrypter ces données et à s’en servir pour affiner leur offre, cibler la publicité et mieux positionner leurs produits en fonction de ce qu’elles peuvent savoir des goûts et des besoins de leurs clients.
Plus l'apanage des géants du Web
Fait nouveau, l’utilisation des données n’est plus l’apanage des géants du Web. Facebook, Amazon, Apple ou Google ne sont plus les seuls à passer au crible les traces laissées par les internautes pour leur offrir exactement ce qu’ils souhaitent avant même qu’ils en aient eu l’idée.
Lire aussi: «Pour les entreprises, le Big Data est une révolution aussi importante qu’Internet»
2015 a été l’année de transition, selon l’association américaine Computing Research, où le Big Data est passé d’un concept mis en place par une minorité d’entreprises à un outil de plus en plus largement utilisé par le monde des affaires, ou, au moins, pris en considération. Ce qui a changé? Les services de cloud (informatique en nuage) ont rendu possible le stockage de données à grande échelle. Et la multiplication d’outils informatiques et de sociétés de conseil a permis d’améliorer l’analyse des données afin d’en tirer la substantifique moelle.
A ce jeu-là, les entreprises suisses ne sont pas en reste, comme le montrent les exemples récoltés dans ce dossier. De la santé à la finance, en passant par l’horlogerie et la grande distribution, les utilisations sont multiples et les possibilités dépassent souvent même le domaine d’activité de l’entreprise qui les récoltent.
Notre panorama:
Assurances. Bonne conduite pour les primes basses
Santé. Les promesses de l'analyse du profil génétique
Télécoms. Comment Swisscom utilise sa mine d'or
Grande distribution. Coop et Migros «n'exploitent pas pleinement» les données de leurs clients
Banques. La marge pour l'exploitation des données bancaires est étroite
Horlogerie. Qui voit sa voiture voit sa montre
Assurances Bonne conduite pour des primes basses
Axa-Winterthur répond aux clients 24 heures sur 24 sur Twitter et Facebook et place un «crash recorder» dans la voiture pour analyser les données du conducteur et lui permettre d’espérer une prime plus basse. Malgré ces initiatives, les nouvelles technologies commencent à peine à transformer l’assurance non-vie et l’utilisation de l’analyse des données est encore plus éloignée dans l’assurance vie, selon Swiss Re.
«La définition classique du Big Data n’est pas adaptée à Bâloise», explique son porte-parole. Le profil du client et la prime ne sont pas fonction des données issues du comportement sur le Web ou des données tirées de ses applications, accessoires interactifs ou enregistreurs. «Notre Data Mining se base sur la saisie et l’analyse de 100 facteurs géographiques, sociaux et biologiques tels que le lieu de résidence, l’âge, le genre», explique la société. Ce sont ces facteurs qui définissent la prime. Ce travail d’analyse mène à une segmentation de la clientèle en fonction de la fréquence de sinistres. Il existe quatre catégories de risques, de «a» (bon risque) à «d». «Dans une perspective de solidarité entre assurés, ce sont les clients les plus chers pour la communauté», selon le porte-parole. Le groupe cherche à dialoguer avec les clients «d» (moins de 1% du total) pour modifier leur comportement. Le groupe a réduit leur nombre de plus de la moitié en dix ans.
Une étude «sigma» de Swiss Re vient de montrer que l’assurance vie est encore en retard dans l’utilisation des données. 1% des assureurs vie américains utilisent déjà des modèles prédictifs dans leur politique de souscription des risques.
Santé Les promesses de l'analyse du profil génétique
L’entreprise Sophia Genetics, spécialisée dans les analyses fines de profils génétiques pour les besoins des hôpitaux, a traité les données de 20 000 patients cette année et pense le faire pour 80 000 malades du cancer ou d’autres pathologies à caractère génétique en 2016.
«Nos activités reposent sur la confiance de 110 hôpitaux et laboratoires dans la confidentialité des données et le respect de la sphère privée», souligne Jurgi Camblong, patron de la société de 60 personnes basée sur le site de l’EPFL. «Nous ne vendons aucune donnée génétique, et leur accès est exclusivement réservé à chaque hôpital client qui se branche sur les serveurs de Sophia Genetics comme le ferait un client d’une banque pour consulter son compte», explique le responsable. «Si on compare avec la reconnaissance vocale, nous avons mis au point un système qui élimine le bruit pour se concentrer sur les intonations individuelles de la voix», souligne Jurgi Camblong.
La valeur ajoutée de l’entreprise repose sur la précision des diagnostics basés sur des algorithmes sans cesse perfectionnés qui détectent, sur la base du séquençage génomique fourni par l’hôpital, les altérations génétiques. Les données ADN sont encryptées puis décryptées pour les rendre totalement anonymes.
«Sur les 6 milliards de lettres du génome humain, nos algorithmes repèrent les altérations, comme des substitutions de caractères, des doublements, ou des formes de copier-coller qui permettent au médecin de classifier la forme et la dangerosité d’un cancer, par exemple. Bientôt, nous serons capables de conseiller le traitement le plus efficace», précise Jurgi Camblong, qui considère que, mêmes anonymisées, ces données appartiennent au patient.
Télécoms Comment Swisscom utilise sa mine d'or
Opérateur télécoms numéro un de Suisse et société high-tech la plus puissante du pays, Swisscom commence tout juste à exploiter les données qu’il juge les plus précieuses: les signaux émis par les téléphones mobiles. Aujourd’hui, l’opérateur compte 6,618 millions de raccordements mobiles. Swisscom avait commencé à exploiter ces données, il y a quelques années, en les revendant à TomTom. Le service de navigation les utilisait pour fournir des indications à ses clients sur les conditions de circulation: de nombreux signaux de téléphones se mouvant à faible vitesse signifiaient qu’un bouchon avait certainement lieu. L’opérateur l’affirme: ces données, avant d’être transmises à des tiers, sont totalement anonymisées.
Désormais, Swisscom va plus loin. «En utilisant nos données du réseau mobile, nous voulons mettre à disposition des indicateurs de trafic aux collectivités publiques en Suisse et plusieurs projets pilote sont bien avancés», affirme Raphael Rollier, responsable du programme Smart City chez Swisscom.
A Pully, commune proche de Lausanne, l’opérateur soumet ses données à la municipalité pour l’aider à planifier la construction de giratoires ou l’établissement de routes à sens unique, par exemple. «Nous sommes ca pables de voir d’où viennent les automobilistes qui arrivent à Pully. Mais nous ne cherchons pas à savoir leur âge ou leur sexe», poursuit Raphael Rollier. Genève sera aussi aidé par Swisscom pour fluidifier son trafic. A Montreux, l’opérateur aidera les responsables des milieux touristiques à comprendre d’où viennent les visiteurs.
Swisscom va aussi exploiter les données liées à son offre télévisuelle, pour adresser de la publicité ciblée à ses téléspectateurs, via la coentreprise créée avec la SSR et Ringier, éditeur du Temps.
Grande distribution Coop et Migros «n'exploitent pas pleinement» les données de leurs clients
Elles ont gardé le nom de cartes de fidélité. La «M-Cumulus» de Migros et la «Supercard» de Coop rassemblent, sous format électronique, tous les achats que nous réalisons dans ces grandes surfaces et leurs filiales.
Du côté du premier, on affirme qu’une telle carte est présentée «lors de la réalisation de 80%» du chiffre d’affaires. Et qu’environ «2,8 millions de comptes» sont actifs. Migros dit utiliser ces données pour «proposer des offres ciblées et correspondant aux besoins des clients, en évitant de [leur] envoyer des publicités inopportunes».
Environ «90% des ménages suisses» possèdent la carte du second, mais seuls «3,1 millions de comptes sont actifs», explique Coop. Objectif: «améliorer l’assortiment et planifier les promotions. Les données personnelles individuelles ne sont pas pertinentes», selon un porte-parole.
Ces discours, Sami Coll les entend depuis longtemps. «Ce sont des généralités. C’est le travail de base d’un détaillant de proposer des offres ciblées et d’améliorer les assortiments», relève le sociologue de l’Université de Lausanne. L’auteur de Surveiller et récompenser (ed. Seismo, 2015), se demande lui comment ils utilisent ces données, à quelles fréquences et avec quels types d’algorithmes.
Lire: Les cartes de fidélité, le Big Data et moi
Une chose est sûre, les détaillants n’exploitent pour l'heure pas pleinement les données qu’ils récoltent. «Ils se heurteraient très probablement à la résistance du public. C’est d’ailleurs un vrai paradoxe: les clients veulent généralement une publicité mieux ciblée mais si les détaillants vont trop loin, ça les effrayerait», poursuit l’auteur.
Ce qui inquiète Sami Coll, c'est, dans un futur proche, «quand les détaillants envisageront des partenariats, par exemple avec des assurances, pour «surveiller» la santé de leurs clients...»
Banques La marge pour l'exploitation des données bancaires est étroite
Régies à la fois par le secret bancaire et les 39 articles de la loi fédérale sur la protection des données, les banques ont une activité très encadrée. Le litige qui a opposé à l'an dernier PostFinance au préposé fédéral à la protection des données en témoigne. La banque analysait les données du trafic des paiements pour proposer des offres spéciales aux utilisateurs de sa plate-forme d'e-banking. Ceux-ci étaient obligés de donner leur accord, faute de quoi ils devaient renoncer à ce service. Après l'intervention du préposé, PostFinance a fait machine arrière. L'analyse des données reste possible mais elle est facultative pour tous les clients, a-t-elle clarifié en juin.
Les programmes de fidélisation avec des sociétés tierces créent des situations complexes. Chez UBS, les données collectées par KeyClub sont soumises aux conditions générales. «Conservées uniquement en Suisse, ces données ne sont bien sûr pas transmises aux sociétés partenaires de KeyClub», précise la banque. Celles-ci n'obtiennent que des informations générales, comme le nombre de personnes ayant reçu une offre d'UBS. En principe, ces offres sont adressées à tous les membres du programme. Si la banque opère une sélection pour certaines offres, ce n'est que sur la base de catégories générales, comme le sexe ou la région de domicile.
Les clients d'UBS qui souscrivent à une offre spécifique, comme KeyClub ou l'application Paymit, doivent à nouveau fournir leur accord permettant à UBS d'utiliser leurs données dans ce cadre. «Avec Paymit, UBS demande à ses clients leur accord pour recevoir de la publicité sans rapport direct avec des produits ou des services de la banque. Mais elle offre aussi la possibilité d’annuler cette autorisation», précise UBS.
Horlogerie Qui voit sa voiture voit sa montre
Un quart d’heure seulement après avoir été placée dans une vitrine de Baselworld, le salon mondial de l’horlogerie, une montre prise en photo par un visiteur fait déjà l’objet de commentaires sur les réseaux sociaux.
Ces derniers donnent une première impression qui peut s’avérer déterminante pour la stratégie marketing de la société. Par ailleurs, toute personne qui atterrit sur le site d’une marque se dévoile, par les traces informatiques laissées, dans ses motivations d’achat. «Celui qui roule en Porsche vintage des années 1970 sera plutôt friand d’un chronographe calibre 18, alors que l’adepte d’une Tesla électrique préférera la Carrera connected», constate Jean-Robert Bellanger, digital marketing director chez l’horloger TAG Heuer, du groupe LVMH.
LVMH, et notamment son pôle horloger, donne un sérieux coup d’accélérateur à l’exploitation des «Big Data». Et il s’en offre les moyens, avec l’arrivée cette année de Ian Rogers, à la tête des activités numériques du groupe français du luxe, et de Jean-Robert Bellanger. Le premier dirigeait précédemment Apple Music, le second collaborait avec Red Bull. C’est au sein de cette société de boissons énergisantes que Jean-Robert Bellanger s’est notamment familiarisé avec le décryptage du «bruit» engendré auprès des consommateurs par une vidéo lancée sur les réseaux sociaux avec un champion suisse de ski. Fort discret sur les projets de sa présente société dans le traitement des mégadonnées – un sujet très «concurrentiel» – il estime que, plus que jamais, l’horlogerie se doit d’être à la pointe de la gestion des relations client (CRM dans son sigle anglais) pour capter, traiter et analyser les informations relatives à la clientèle.
Photos: Keystone, Reuters,123RF