Rencontre avec une femme déterminée qui ne veut pas choisir entre la casquette d’entrepreneuse et celle de scientifique.
Le Temps: Près de vingt ans après la création d’AC Immune, qu’avez-vous appris sur alzheimer?
Andrea Pfeifer: Aujourd’hui, nous comprenons mieux la biologie de la maladie. L’espoir porte beaucoup sur les diagnostics qui progressent. Grâce à eux, il devient possible d’identifier les personnes à risque et de les prendre en charge à un stade précoce de la maladie. L’objectif, c’est de stopper la dégénérescence cellulaire et d’ainsi préserver la qualité de vie des patients. Pour moi, c’est ça l’essentiel car ce que les gens ne comprennent pas, c’est qu’une fois que les cellules sont endommagées, on ne peut plus les remplacer. Cela veut dire qu’il n’est pas possible de soigner alzheimer, et qu’idéalement il faut prévenir la maladie. Et c’est cela notre but, utiliser un vaccin à cet effet. Pour cela, nous avons absolument besoin d’une médecine de précision car chaque patient est différent et plusieurs protéines sont concernées. C’est ce que nous avons compris maintenant. Les protéines bêta-amyloïde et Tau ne sont pas les seules à contribuer à la maladie. Les protéines alpha-synucléine et TDP-43 sont aussi impliquées. Une médecine personnalisée permet de choisir la thérapie adaptée. Lentement, nous développons et obtenons ces outils, comme cela a été le cas pour le cancer il y a une trentaine d’années.
Quel rôle joue AC Immune dans le développement de ces solutions?
Nous intervenons à trois niveaux: dans le diagnostic et la prévention de la maladie, mais aussi dans la combinaison des thérapies. Ce dernier élément est vraiment essentiel car nous savons aujourd’hui qu’avec un seul traitement, nous ne pouvons prévenir qu’une partie de la maladie. Nous devons donc savoir quelles sont les protéines impliquées pour utiliser la bonne thérapie. Si pratiquement tous les patients sont atteints par la protéine bêta-amyloide et, pour beaucoup, la protéine Tau, environ une personne atteinte sur deux aura comme «copathologie» la protéine alpha-synucléine ou TDP 43. Un des différenciateurs d’AC Immune, si j’ose l’exprimer ainsi, est notre plateforme de petites molécules qui nous permet de développer des traceurs permettant d’identifier ces protéines. C’est quelque chose que nous avons développé depuis le début, mais honnêtement nous ne pensions pas autrefois que cette technologie rencontrerait un succès si déterminant. Grâce à elle, nous avons récemment réussi à obtenir les toutes premières images au monde de la protéine alpha-synucléine dans le cerveau de patients atteints d’une maladie proche de Parkinson.
Quels sont vos autres développements les plus prometteurs?
Nous avons 11 produits thérapeutiques et 3 diagnostics en développement. Pour ces derniers, nous avons le seul traceur pour l’alpha-synucléine qui fonctionne chez l’humain, l’un des deux meilleurs diagnostics potentiels pour la protéine Tau et nous espérons avoir le premier pour détecter la protéine TDP-43. Notre stratégie est de toujours optimiser les molécules afin d’aboutir à des «best in class» [celles avec les meilleures propriétés de leur catégorie]. Il est intéressant de relever que Crenezumab est issu d’une de nos deux premières molécules qui existaient déjà en 2003. D’un point de vue développement, c’est le plus avancé. Nous allons publier ce mois avec notre partenaire Roche-Genentech les résultats d’une des plus importantes études dans le domaine. Nous avons appliqué cet anticorps à une population colombienne présentant une mutation génétique qui conduit à une déclaration précoce d’alzheimer. Ces gens ont été pris en charge avant même que les premiers symptômes n’apparaissent et ont reçu le traitement préventif durant au minimum 5 ans. Si l’étude est positive, cela prouverait que le début de la maladie peut être retardé ou empêché. Ce qui serait mon rêve! J’aimerais vraiment laisser comme legs une thérapie qui puisse prévenir cette maladie. Le véritable soulagement, c’est de pouvoir éviter l’endommagement des cellules et de ne pas avoir à les traiter. Si on peut identifier les personnes à risque, ce serait donc une véritable percée. Un peu comme avec le cholestérol. Et aujourd’hui, nous avons les marqueurs sanguins et les diagnostics pour y arriver.
Est-ce que vous arrivez à articuler des délais?
C’est difficile de traduire cela en dates car cela dépend beaucoup des décisions des autorités d’homologation, comme la FDA [l’autorité américaine d’homologation des médicaments]. Et elles ont été refroidies par les nombreux échecs de ces dernières années dans la recherche sur alzheimer. Grâce aux biomarqueurs, j’espère toutefois que nous pourrons avoir une procédure accélérée. Ce que je peux dire, c’est que nous nous trouvons à un tournant dans la recherche sur les maladies dégénératives. Comme je l’ai dit, nous comprenons de mieux en mieux la biologie de la maladie.
Avant, il n’y avait pas de diagnostic, nous ne pouvions par exemple pas identifier les patients les mieux adaptés à un traitement. Mais maintenant, nous avons les diagnostics et des traitements sûrs. Autre élément très important chez AC Immune, les effets secondaires de nos produits sont très limités, comparé à la concurrence. On peut ainsi les prescrire à titre préventif aux gens qui n’ont pas encore la maladie. Si vous êtes à risque, mais que vous n’avez pas la maladie et que vous devez prendre des médicaments avec des effets secondaires, vous ne le faites pas.
En tant qu’oncologue, je dirais qu’en neurosciences, nous nous trouvons actuellement dans la même situation que face au cancer il y a une trentaine d’années. C’est pour cela que je suis persuadée que dans une année ou deux, on se reverra et qu’il y aura «quelque chose» de révolutionnaire pour traiter ces pathologies dégénératives qui toucheront d’ici à 2050 environ 150 millions de personnes si nous ne faisons rien. Il est donc plus que jamais essentiel d’investir dans la recherche.
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AC Immune est-elle une société de recherche et développement (R & D) ou une société pharmaceutique?
Il y a différents éléments spécifiques qui font qu’AC Immune existe encore aujourd’hui – ce qui est déjà quelque chose! – et joue un rôle de leader dans la lutte contre alzheimer au niveau mondial. Au début, nous avions une stratégie très claire: nous avions deux produits candidats et voulions les amener aussi vite que possible en test clinique. Nous avons eu la chance après deux ans de signer un contrat avec Genentech (aujourd’hui un membre du groupe Roche), ce qui nous a fourni les moyens financiers. Dans un secteur à haut risque, nous avons ainsi pu réduire les risques et ensuite multiplier les alliances. Au total, nous avons déjà levé 334 millions de francs à travers nos partenariats, qui ont une valeur potentielle de plus de 3,3 milliards de dollars. En fait, alors qu’au début nous étions vraiment une société de R & D, chacune des quatre collaborations nous a amenés en direction d’une société plus avancée, de dernier stade clinique.
Quel est le modèle d’affaires?
Pour tester nos développements, il faut au moins deux études. Cela coûte des milliards. Il était clair qu’AC Immune ne pouvait pas seule prendre en charge la phase 3 car il faut environ 1500 patients à ce stade clinique. Nous avons donc décidé de ne développer que les molécules dont nous étions pleinement convaincus. Sinon, vous n’obtenez pas des partenariats avec Genentech/Roche, Janssen Pharmaceuticals et Eli Lilly. Et ce sont les meilleurs partenaires du monde. Ces entreprises partagent le risque financier avec nous, mais aussi le succès. Aujourd’hui, nous allons jusqu’à la phase 2. Pour des petites indications, nous pouvons nous risquer jusqu’à la phase 3 [les tests cliniques se mènent en trois phases]. Mais notre modèle d’affaires pour de grosses indications, c’est vraiment de partager le risque et le succès. Nous le faisons aussi pour protéger nos investisseurs.
Vous considérez-vous comme une entrepreneuse ou une scientifique?
Je crois vraiment les deux. La science, c’est ma vie. Je rêve vraiment de ces résultats sur alzheimer. Mais j’ai toujours regretté qu’on n’accorde pas de valeur à cette science fondamentale. Pour moi, il a toujours été important de faire quelque chose qui ait un impact positif sur la société et la santé des gens. Alors, ce sont les deux aspects qui me donnent cette motivation, cette détermination et cette foi qu’on va y arriver. C’est très dur, mais je suis absolument persuadée qu’on doit le faire. Bien sûr, il y a eu des échecs. Mais chaque fois, après deux, trois jours de tristesse et de réflexion, j’ai dit: «Bon. Qu’est-ce qu’on va faire pour résoudre le problème?» Et tout de suite, on s’est remis au travail pour développer la prochaine étape. Nous avons aussi pu nous le permettre car nous avions les moyens financiers. Pour moi, cela a toujours été une évidence qu’on devait avoir des liquidités pour au moins 18 mois. Aujourd’hui, nous avons même plus de deux ans devant nous. Cela nous permet de prendre les bonnes décisions.
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Vous êtes concernée en premier lieu par la question des brevets. En cas de succès, allez-vous assurer un large accès à votre technologie?
C’est une question très importante que nous prenons déjà en compte, notamment au sein d’un groupe de réflexion formé dans le cadre du Forum économique mondial. La pandémie nous a montré qu’on pouvait collaborer tous ensemble: les politiques, l’industrie pharmaceutique, les start-up, l’OMS… Il faut que les sociétés pharmaceutiques puissent aussi générer des marges et il y a aussi l’aspect infrastructures à prendre en compte. Pour faciliter l’accès aux vaccins, on voit qu’il y a des possibilités, comme le montre l’exemple de l’usine de vaccins contre le covid construite en Afrique du Sud. Mais c’est sûr qu’il faut trouver des solutions et que nous y pensons déjà pour une meilleure prise en charge des patients.
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