Totalement inconnu du grand public, l’impôt sur l’«outil de travail» échauffe les esprits depuis des années dans les milieux économiques vaudois et genevois. En 2021, deux avocats allaient jusqu’à évoquer dans un blog sur le site du Temps «un coup de massue fiscal sur les PME lémaniques». Les auteurs de la tribune se désolaient que les deux cantons pointés n’emboîtent pas le pas au reste de la Suisse pour revoir un impôt jugé punitif pour l’entrepreneuriat.

De l’eau a coulé sous les ponts depuis puisque le canton de Vaud a adopté au 1er janvier 2022 un nouveau règlement qui rectifie – en tout cas partiellement – le tir. Dans leur prochaine déclaration d’impôt, les chefs d’entreprise qui possèdent des parts de leur société découvriront une évaluation moins élevée de leur bien, ce qui allégera leur taxation. A condition bien sûr que la marche de leurs affaires n’ait pas explosé.

Le délicat exercice de la valorisation

Quelle est la valeur réelle d’une entreprise familiale, non cotée en bourse? Avant même de savoir quel taux d’imposition sera appliqué, c’est là que se situe le cœur du débat. Les actions qu’un entrepreneur détient dans sa société sont en effet considérées comme de la fortune et imposées à ce titre. Ce patrimoine va être taxé en plus de l’impôt sur le revenu et de celui qui est prélevé sur les bénéfices.

Les entrepreneurs trouveront toujours que la valeur estimée par le fisc est trop élevée et l’Etat jugera toujours qu’elle est trop basse, résument les experts interrogés. Pour trancher, l’administration recourt à une formule qui prend en compte les fonds propres et la valeur du rendement dégagé par l’entreprise.

Le canton de Vaud applique désormais à ce dernier paramètre un taux de 16% (le taux de capitalisation) à la place de 7%. Ce tour de passe-passe mathématique permet de faire baisser la valeur de l’entreprise. Neuchâtel, Valais ou encore Fribourg ont opté pour une méthode plus intuitive, retranchant un taux de 30 à 40% à la valeur théorique obtenue.

L’exception genevoise

Reste Genève. Dès son arrivée à la tête du Département des finances, en 2018, Nathalie Fontanet a fait de ce sujet l’une de ses priorités. Interpellée par Le Temps, la conseillère d’état PLR assure ne pas avoir changé d’avis, jugeant notamment que la méthode de calcul utilisée conduit à une «valorisation qui peut se révéler largement supérieure à la valeur comptable de l’entreprise» et que «l’entrepreneur se voit taxer alors qu’il n’a pas de liquidités ». Pendant la pandémie et les confinements qui en ont découlé, certains hôteliers se seraient par exemple retrouvés en décalage fiscal total avec la réalité.

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Résultat, relève la magistrate, «certains entrepreneurs sont contraints de céder des actions ou de se verser des dividendes plus importants pour payer cet impôt plutôt que d’investir dans l’entreprise et créer de l’emploi». Avant même d’en arriver là, le contribuable peut d’ailleurs plus simplement prendre la poudre d’escampette fiscale: laisser son entreprise en terre genevoise mais installer son domicile à quelques pas de la frontière cantonale.

Un problème de nantis? Pas du tout, insiste Stéphane Tanner, membre du comité directeur de la Fédération des entreprises romandes, car «l’entrepreneur doit prélever dans les ressources de sa société alors qu’il préférerait peut-être investir dans son outil de travail pour créer de l’emploi». En résumé, renchérit l’entrepreneur Marc Ehrlich, interrogé en marge du Forum Swiss Export, mardi, à Crissier (VD): «L’entrepreneur est découragé de développer sa société.»

On imagine donc les PME genevoises trépigner d’impatience à l’idée de voir le fisc retravailler sa copie. A la demande de sa ministre, l’administration fiscale a élaboré un projet de loi qui prévoit un abattement fiscal, exclusivement réservé aux entrepreneurs actionnaires de leur société. «Le but n’est pas d’exonérer les investisseurs mais bien de ne pas dissuader l’entrepreneuriat», précise Nathalie Fontanet. Le canton de Vaud a d’ailleurs prévu les mêmes garde-fous puisque pour bénéficier du doublement du taux de capitalisation, il faut être propriétaire d’au moins 10% de l’entreprise et y occuper une fonction dirigeante.

Au bout du lac, les entrepreneurs vont toutefois devoir ronger leur frein puisque le projet de loi va dormir dans un tiroir en tout cas jusqu’aux élections cantonales de 2023, le Conseil d’Etat n’ayant pas souhaité entrer en matière sur ce dossier. Le paysage politique qui jaillira des urnes risque donc bien de décider du sort de la réforme.

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Frustrations entrepreneuriales

Même si l’affaire trouve son épilogue sur les terres de Calvin, il n’est pas dit qu’on ne parlera plus de l’impôt sur l’«outil de travail». A la tête du groupe vaudois VIPA, actif dans le recyclage et la valorisation des déchets, Marc Ehrlich ne cache pas que la réforme vaudoise ne va pas encore assez loin à son goût: «Pour les entreprises, avec le nouveau taux de capitalisation appliqué dans le canton, on est peut-être un peu plus proche de la valeur de marché, mais ce qui me dérange, c’est le deux poids deux mesures: l’immobilier par exemple est souvent pris en compte à une valeur historique très basse. Or il est plus méritoire et bien plus risqué d’avoir sa fortune investie dans son entreprise.»

A ses yeux, il faudrait consentir à une décote plus importante sur la valeur de l’entreprise pour encourager les investissements dans le développement de la société ou plafonner le bouclier fiscal à 50% (il est actuellement de 71,5%). Autre piste avancée par Vincent Dousse, expert fiscal et professeur à la HEIG-VD, se contenter de taxer les montants investis par l’entrepreneur lors de la création de l’entreprise ou d’une augmentation de capital. Autant d’idées qui pourraient être envisagées dans le cadre de la réforme de l’imposition des personnes physiques que le Conseil d'Etat vaudois a glissée dans son programme de législature présenté lundi.