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Claudine Amstein, directrice de la CVCI: «La population ne comprend plus qu’elle fait partie des acteurs de l’économie»

Après dix-sept années, Claudine Amstein quitte la direction de la Chambre vaudoise du commerce et de l’industrie. Rencontre avec une personnalité rayonnante qui a suivi trois décennies de mutations profondes en terres vaudoises

Claudine Amstein, directrice de la CVCI (Chambre vaudoise du commerce et de l'industrie),  à Lausanne, le 2 mai 2022. — © Olivier Vogelsang
Claudine Amstein, directrice de la CVCI (Chambre vaudoise du commerce et de l'industrie), à Lausanne, le 2 mai 2022. — © Olivier Vogelsang

Elle parle avec emballement du tableau qui décore la petite salle de séance dans laquelle elle nous reçoit, taquine le photographe et nous raconte en riant ce jour où elle s’est rendue chez Tag Heuer une Swatch au poignet. L’un des proches de Claudine Amstein aime à dire d’elle qu’elle est entrée en «chambre» comme d’autres choisissent les ordres. D’abord, à 21 ans, dans les hautes sphères de l’immobilier puis, dès 2005, à la tête de la CVCI, la Chambre vaudoise de commerce et d’industrie. Après dix-sept années de bons et loyaux services, cette juriste de formation passera le relais à la fin du mois à Philippe Miauton pour goûter à une préretraite «active, mais plus sereine». Une occasion unique d’évoquer les changements profonds qui ont marqué le canton de Vaud et la Suisse depuis les années 1990.

Le Temps: Dans un texte que vous venez de publier sur notre site, vous vous inquiétez de la défiance croissante de la population envers l’économie. Comment expliquez-vous ce phénomène?

Claudine Amstein: Nous évoluons dans un monde toujours plus complexe et cette complexité rend difficile la perception des mécanismes économiques. Or l’économie est devenue le parent pauvre des médias. Les pages qui y sont consacrées ont fondu! La population ne comprend plus qu’elle fait partie des acteurs de l’économie. Les entreprises et les organisations économiques ont pour défi d’expliquer l’économie et ses enjeux. Quand une crise arrive, les gens comprennent rapidement les effets de cette situation économique difficile. La fermeture de certains commerces sous l’effet de la pandémie en est le parfait exemple. Ce que je souhaiterais, c’est qu’on le comprenne sans se trouver dans une telle situation.

Vous pointez la responsabilité des médias. Mais n’est-ce pas aux milieux économiques de mieux faire comprendre ces enjeux?

Par le passé, les chefs d’entreprise étaient impliqués dans les sociétés locales et dans une série de cercles sociaux où ils avaient le loisir d’expliquer ce qu’ils vivaient. Aujourd’hui, quand vous êtes patron d’une PME, vous devez beaucoup voyager pour développer votre entreprise, vous êtes confronté à toute une série de difficultés, de sujets qui vont de la responsabilité sociale aux difficultés d’approvisionnement, en passant par la cybercriminalité, le défi climatique, les changements informatiques et les revendications nouvelles pour trouver des talents. Et je pourrais encore continuer la liste. Vous n’avez souvent plus le temps de participer au tissu social local! Personnellement, j’admire énormément les patrons de PME.

Malgré tout, une partie de l’économie n’a-t-elle pas aussi oublié qu’il y avait des humains derrière ce mot?

(Un temps de réflexion) Quelle économie? On a tendance à ne parler que de la finance, mais elle n’est pas la seule à faire notre économie. L’économie, cela va de la Migros aux PME, en passant par les start-up et les multinationales. Il y a deux ans, il y a eu ce combat contre les multinationales [l’initiative pour des multinationales responsables, acceptée par le peuple, mais refusée par la majorité des cantons, ndlr]. Or c'est dans ces entreprises-là que l’on trouve les meilleures conditions de tout le marché du travail. Dans le même temps, la cotation en bourse peut donner l’impression qu’elles se sont désincarnées.

Dans mon blog, je prenais l’exemple de Nestlé, qui fait vivre toute une région. Quand il y a une votation sur les grandes entreprises, on vote contre et quand on cherche de l’argent pour le club de foot, on se dit: «Tiens, il y a Nestlé». Mais je crois que c’est le cas dans tous les domaines, la cohérence fait de plus en plus défaut dans la société.

Vous le regrettez?

Oui, parce que cela fait partie de mes valeurs. Je suis interpellée par le fait que les collaborateurs recherchent du sens dans l’entreprise mais qu’ils ne sont souvent pas prêts à respecter ensuite les valeurs de cette dernière.

C’est peut-être parce qu’ils ne se reconnaissent plus dans un projet de société qui leur apporte ce sens et cette cohérence.

Dans une entreprise, on doit faire tout un travail pour définir des valeurs communes, ce que personne ne faisait avant. Plus on le fait, plus on entend les collaborateurs dire qu’il manque du sens dans leur travail. Je pense que c’est parce que notre société manque de plus en plus de valeurs communes. Mais je n’aimerais pas du tout que ce constat soit interprété comme un regret. C’est une observation faite sans aucun jugement.

Votre crainte, c’est que les Suisses se reposent sur leurs lauriers, qu’ils prennent la prospérité du pays pour acquise?

Quand le Conseil fédéral a renoncé à l’accord-cadre, on s’est dit: «Bon, cela va s’arranger.» Et on voit que ce n’est pas si simple et que cela ne s’arrange pas. La secrétaire d’Etat Livia Leu est revenue de Bruxelles sans solution. Il ne suffit pas de payer un milliard de plus à un fonds de cohésion. La population imagine que cela va se résoudre parce que cela a été le cas ces dernières années. Ce n’est pas du tout sûr. Et l’histoire nous enseigne que la Suisse n’a pas toujours été prospère, bien au contraire.

Je pourrais vous rétorquer que l’économie ne s’est pas effondrée depuis le 26 mai dernier.

Ce qui est remis en question dans l’immédiat, ce sont les programmes de recherche. Les universités perdent des talents ou n’arrivent pas à les recruter. Il existe une série d’études en cours pour mesurer ces pertes. Mais elles ne vont pas forcément se concrétiser par des licenciements spectaculaires. C’est une dégradation lente. Si je prends le cas de la medtech [technologiques médicales, ndlr] qui ne bénéficie plus de l’accord de reconnaissance mutuelle, elle doit maintenant aller dans l’Union pour y ouvrir une représentation. Elle va ensuite y créer de nouveaux emplois, mais cela ne se verra pas dans les statistiques. Les professeurs qui ne viennent pas dans nos universités, qui n’ouvrent pas de chaires, vous ne le verrez pas non plus. C’est tout un écosystème autour de l’innovation qui risque d’être touché et qui pourrait avoir des conséquences sur la création de start-up. Et c’est très important.

Vous avez justement pris la direction de la Chambre vaudoise immobilière en 1993, juste après le non à l’Espace économique européen de 1992. Qu’est-ce qui a changé depuis?

C’est exactement ce que je disais: on oublie très vite. Nous avons vécu une dizaine d’années avec des taux hypothécaires et un chômage élevés. A l’époque, on disait: les taux ne redescendront jamais en dessous de 4%. Comme ces dernières années, on a dit qu’ils ne remonteraient jamais. On voit que ce n’est pas le cas. C’est pour cette raison qu’il faut manier les «jamais» avec précaution. Le canton de Vaud a dû se réformer en profondeur. Trois éléments ont conduit à son développement: les accords bilatéraux, l’arrêté Bonny qui a permis d’attirer des grandes entreprises qui ont ruisselé dans l’économie et le développement de l’EPFL. Cela l’a tiré vers le haut. Le canton s’est internationalisé et diversifié, ce qui lui a permis de résister aux crises. Et Dieu sait s’il y en a eu! La question, c’est de savoir si cette formule aura encore les reins solides à l’avenir.

Jusqu’à présent, le canton de Vaud a en tout cas réussi à échapper au mouvement de désindustrialisation qui a touché l’Occident.

Cette période a aussi été celle de la fin de certains secteurs, par exemple les machines à écrire Hermes Precisa ou l’industrie lourde comme les Ateliers de constructions mécaniques de Vevey. Etonnamment, le canton de Vaud a pu relever le défi de la désindustrialisation. En chiffres, il a presque retrouvé le même niveau d’emploi dans le secteur secondaire grâce à un nouveau type d’industrie comme la pharma – Ferring, Medtronic –, mais aussi Nespresso.

Mon inquiétude, c’est que les nouvelles entreprises qui arrivent, les «scale-up» [start-up en forte croissance, ndlr], ne jugent plus la Suisse attractive lorsqu’il s’agit de produire et établissent leurs sites de production à l’étranger. D’ailleurs, les pays voisins disposent de programmes à cet effet. Par exemple, celui du président français, Emmanuel Macron, est de démarcher des entreprises suisses pour financer leur R&D et produire ensuite en France. Ce n’est pas qu’un problème vaudois. C’est un challenge pour tout le pays. Et il va devenir plus important avec la réforme fiscale de l’OCDE [impôt minimal de 15% pour les multinationales, ndlr]. Il faudra trouver des moyens pour attirer les entreprises et ne pas en laisser d’autres partir.

Lire aussi: Le canton de Vaud, une Suisse miniature économique

Vous êtes inquiète?

Les circonstances actuelles sont relativement difficiles. Il va falloir réfléchir à de nouvelles conditions-cadres. Et c’est là que je reviens à mes propos initiaux. Il faut une meilleure compréhension entre la politique, l’économie et la population. La prospérité concerne l’ensemble de la population. Quand on a la possibilité d’obtenir facilement un emploi, de suivre une formation continue, c’est une chance qu’il faut mesurer!

N’est-ce pas aussi un constat d’échec des organisations économiques?

Il existe un grand défi en matière de communication et beaucoup de choses à améliorer, c’est certain. Quand vous faites du lobbyisme, vous savez qu’il faut se réinventer dans la manière de communiquer et de faire comprendre ces phénomènes. Mais si je regarde en arrière, les résultats de ces dernières années ne constituent pas un échec. Il y a toutefois un défi important d’anticipation. Cela va être un travail de longue haleine de s’adapter. Il faut trouver un langage qui soit le plus proche possible de la population.

Lire également: Claudine Amstein, première femme à la tête d’une chambre de commerce en Suisse: «La CVCI doit étoffer ses services»

Est-ce que le problème n’est pas plus profond qu’uniquement lié à une question de communication?

Il reste des défis considérables. Par exemple, je me fais du souci pour l’entreprise qui n’a pas intégré à son modèle d’affaires le défi climatique.

Il y en a beaucoup?

Comme je l’ai dit, les patrons ont beaucoup à faire et tout leur tombe dessus. Un peu désemparés, beaucoup sont restés au stade de la communication de mesures prises en matière climatique. C’est notre rôle de les rendre attentifs, de les aider, de mettre les acteurs en relation pour trouver des solutions afin de changer leur modèle d’affaires tout cela avec l’esprit de la responsabilité individuelle. Nous avons fait de même pour la cybersécurité. Après, chacun fait ce qu’il veut. Chaque jour, des entreprises naissent et d’autres meurent parce qu’elles n’ont pas fait les bons choix.

Avez-vous été surprise par la résistance des entreprises ces deux dernières années?

Oui (péremptoire). Ce que nous n’arrivons toutefois pas à mesurer, c’est à quel point cette résistance a impacté les marges et donc la capacité d’investissement et d’innovation des entreprises. Nous avons beaucoup insisté au début de la crise pour que le canton active son fonds de soutien à l’industrie pour éviter ce problème. A quel point cela a-t-il suffi? C’est encore trop tôt pour le dire.

Les entreprises tournées vers l’exportation sont familières des crises parce qu’il y a des hauts et des bas liés à leurs différents marchés. Elles ont l’habitude des RHT [réduction de l’horaire de travail en cas de crise, ndlr] et réfléchissent constamment à leurs coûts. C’est intéressant de voir que l’industrie est la seule branche qui a rempli ses objectifs en matière de CO2. Tout d’abord parce qu’en les atteignant, les entreprises n’avaient pas à payer la taxe CO2 mais aussi parce qu’elles réfléchissent toujours pour améliorer leurs processus. Et les coûts de l’énergie font partie des facteurs qu’elles ont en permanence à l’esprit. Les entreprises actives sur le marché intérieur sont moins habituées à ce type d’exercice.

Ces deux dernières années, l’Etat est devenu beaucoup plus présent dans l’économie. Comment la libérale que vous êtes a vécu ce que certains ont perçu comme une intrusion?

L’intrusion de l’Etat pendant la pandémie, en tant que libérale, me pose moins de problèmes. Il est logique que l’Etat doive assumer sa responsabilité, mais aussi défrayer les entreprises s’il les empêche de travailler. Je pense qu’il ne faut pas voir dans le mot «libéral» une notion de liberté absolue sans aucun cadre. Ce cadre doit être là pour mettre des limites à un certain nombre de dysfonctionnements et réguler de manière qu’il y ait des règles qui protègent les acteurs les plus faibles. Elles doivent toutefois être souples et induire des conditions-cadres favorables.

La question se pose aujourd’hui de savoir si celles-ci le sont encore. Il y a quand même un certain nombre de signaux inquiétants. Je pense à l’énergie. Est-ce que l’Etat garantit les infrastructures qui sont nécessaires au bon fonctionnement de l’économie? Pensons aussi à la 5G et nos relations avec les autres pays. On doit s’assurer que l’Etat prélève de l’argent de manière adéquate en vue d’une redistribution mais aussi qu’il ne ponctionne pas d’une manière trop élevée. Dans le canton de Vaud, l’imposition des personnes physiques reste très élevée. On pouvait le comprendre dans les années 1990 car l’Etat avait besoin d’argent. Mais quand on voit qu’année après année, les excédents des comptes s’élèvent à 600 millions de francs, on se dit que le contribuable a droit à un retour. Il ne faut pas que cet argent serve à un accroissement de l’appareil étatique tel qu’on l’a vécu ces dernières années.


Parcours

1981 Master en droit à l’UNIL.

1993 Directrice de la Chambre vaudoise immobilière et de la Fédération romande immobilière.

2002 à 2012 Députée au Grand Conseil vaudois après avoir été constituante.

2005 Directrice de la Chambre vaudoise du commerce et de l’industrie.

2007 Vice-présidente des chambres de commerce suisse et des chambres de commerce de Suisse latine.