Des dunes du Sahara aux montagnes de déchets chez Serbeco
Prix SVC Genève (1/6)
Finaliste du premier Prix Swiss Venture Club Genève, le spécialiste de la gestion des déchets a mis en route un projet pilote pour intégrer les migrants dans le monde professionnel. Rencontre avec deux d’entre eux sur le site de Serbeco, dans la zone industrielle de Satigny

Pourquoi Caran d’Ache, Serbeco ou encore la Cave de Genève ont-elles séduit le jury du premier Prix SVC Genève? Tous les mardis, «Le Temps», partenaire de cette initiative, vous fait découvrir une facette inspirante des six finalistes de cette première édition dont le lauréat sera connu le 4 novembre.
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Dans les yeux de Drar Teka se devine le Soudan, le pays qui l’a vu grandir. S’y cache aussi l’Erythrée, sa patrie d’origine, qu’il a renoncé à connaître. Parce qu’elle ne lui offrait pas d’avenir, mais surtout parce qu’elle était synonyme de mobilisation militaire ad aeternam.
Dans son regard brillant et alerte se lisent aussi, au fil de son récit, la traversée du Sahara, la frontière égyptienne, la Libye, puis les eaux agitées de la Méditerranée qui doivent l’amener vers cette Europe tant désirée: «Je me souviens très bien. Nous étions exactement 521 dans une petite embarcation qui est tombée en panne après quelques heures», raconte ce jeune papa dans un coin de l’atelier de mécanique de l’entreprise Serbeco. Autour de nous s’activent son chef et ses collègues, sur fond de bruits de moteurs et d’air comprimé. Tous veillent au bon fonctionnement du parc de véhicules et de machines de la PME bien connue des Genevois: depuis plus de 40 ans, elle récolte et trie leurs déchets.
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La présence de Drar Teka parmi eux doit beaucoup à des garde-côtes tunisiens, puis à des pêcheurs italiens qui feront en sorte qu’avec ses compagnons d’exil il gagne l’île de Lampedusa, au large de la Sicile. Quelques semaines plus tard, il arrive à Chiasso un 1er août. De ce jour de Fête nationale de 2014, il se souvient comme si c’était hier. Quelques jours plus tard, toujours en terre tessinoise, il fêtera les 2 ans de sa première fille qui, avec sa femme, l’a accompagné.
L’intégration par le travail
Si le trentenaire fait désormais partie des 150 employés de la PME basée dans la zone industrielle du Bois-de-Bay, à Satigny, c’est surtout parce qu’il a été le premier à bénéficier d’un projet pilote lancé en 2018 en collaboration avec l’Hospice général. «Mon père siégeait au conseil d’administration de l’institution et a appris qu’elle projetait d’installer des familles de migrants dans le camping qui se trouve au début de la zone industrielle», se souvient Bertrand Girod, directeur général de Serbeco, l’une des six entreprises genevoises finalistes du premier Prix Swiss Venture Club Genève. «Nous nous sommes demandé comment nous pouvions, en tant qu’entreprise, apporter notre contribution. Il a très vite été évident que c’était par le travail, l’un des plus grands facteurs d’intégration.»
L’homme sait de quoi il parle. Serbeco favorise depuis une quinzaine d’années la réinsertion professionnelle de prisonniers arrivés en fin de peine. A ce jour, quelque 400 d’entre eux ont transité par ses ateliers dans le cadre d’un autre projet social, mené lui avec la Fondation Ateliers Feux-Verts. En fonction des besoins, certains sont restés; les autres ont bénéficié d’un coup de pouce pour remettre le pied à l’étrier.
On m’a dit que Serbeco allait m’envoyer un contrat fixe. Là, j’ai dit: alléluia!
Fort de cette première expérience, l’entreprise veut attester de la faisabilité d’un programme destiné à l’intégration des migrants. Ses dirigeants vont donc convaincre d’autres sociétés de s’associer à leur initiative. Actives dans l’horticulture, la construction ou le béton préfabriqué, certaines de ces voisines joueront le jeu à ses côtés pour offrir un emploi à un migrant.
Une finalité taillée sur mesure pour le Soudanais d'adoption: «Depuis le début, mon idée, c’était de travailler, d’être indépendant et de pouvoir aider ma famille.» Pour y donner corps, le jeune homme a mis les bouchées doubles pour apprendre le français. Ayant acquis des compétences mécaniques au Soudan, il est sélectionné pour un premier stage de deux semaines chez Serbeco qui se transforme ensuite en essai de deux mois. «Le 22 décembre 2018, j’ai reçu le plus beau cadeau de ma vie, se rappelle-t-il avec émotion. On m’a dit que Serbeco allait m’envoyer un contrat fixe. Là, j’ai dit: alléluia!»
Ici, on donne une deuxième vie aux produits
Drar Teka a tracé la voie pour Mussié Tsegay. A quelques nuances près, cet autre Erythréen affiche le même parcours: le refus de servir dans l’armée suivi d’un long et dangereux périple le menant en Suisse, lui qui pensait gagner l’Allemagne où vit l’un de ses frères. Depuis octobre 2020, ce jeune père de famille a rejoint les rangs de l’entreprise Serbeco. Le matin, il trie l’électronique ou les déchets spéciaux, l’après-midi il participe à la récolte mobile des déchets, rive gauche. Un projet qui a été mis en place parce qu’aucune commune n’acceptait d’accueillir un site fixe comme à la Praille. Le jeune Africain apprécie ce travail qui lui offre l’occasion de parfaire ses connaissances linguistiques au contact de la population. Il en fait de même avec ses collègues, avec qui il dit n’avoir jamais rencontré le moindre problème. «De par nos activités, nous sommes habitués à la diversité de profils et d’origine», complète Bertrand Girod.
Cette semaine, Mussié Tsegay doit passer son permis de cariste, histoire d’être habilité à manœuvrer les machines de l’entreprise. Il va également suivre une formation dans le recyclage des déchets spéciaux. «J’ai envie de tout savoir, car j’aimerais avoir un CFC dans le recyclage», s’enthousiasme celui qui ne se dit pas choqué par la montagne de déchets qu’amassent les Genevois. «En Erythrée, il y en a aussi, mais il n’y a pas de recyclage. Ici, on donne une deuxième vie aux produits.» Y retournera-t-il un jour pour appliquer ses nouvelles connaissances? «Même quand tu y penses, tu sais que c’est pas possible», lâche-t-il avec un sourire résigné. Avant de lancer en guise de conclusion: «De toute façon, j’aime bien la Suisse.»
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Serbeco, une affaire de famille
Récolter, trier et valoriser les déchets des Genevois. Fondée en 1977 à Satigny, l’entreprise Serbeco a accompagné l’essor de la société de consommation dans le canton du bout du lac et a adapté son modèle d’affaires à son évolution. Après l'avoir rachetée en 1991, Bernard Girod a consolidé les bases de la PME qui emploie aujourd’hui 150 personnes. Directeur de l’entreprise depuis 2012, son fils Bertrand est épaulé par ses frères Matthieu et Ludovic.
Très attaché à la notion de durabilité, le trio ambitionne d’atteindre la neutralité carbone en 2030, mais aussi de réduire le volume de déchets dans le canton. «Cela peut paraître un paradoxe pour une entreprise qui vit de cette activité, sourit Bertrand Girod. C’est en fait un énorme défi que nous nous employons à relever.» Pour ce faire, les entités «ProP» et «énergie durable» ont été créées au sein du groupe. L’entreprise offre ainsi par exemple des services de nettoyage et de location de vaisselle consignée dans les manifestations.
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