«La Fabrique», de Champagne à l'Everest des Mers
Prix SVC Suisse romande (6/6)
AbonnéContraint de changer de nom pour ses célèbres pièces torsadées, le groupe Cornu, basé à Champagne (VD), n’a pas tardé à rebondir et à imposer sa nouvelle marque en soutenant le jeune skipper Alan Roura

Le prix SVC Suisse romande récompense tous les deux ans une PME pour son caractère exemplaire. Il est organisé en alternance avec le prix SVC Genève. Cette année, six finalistes se disputeront la distinction qui sera remise le 15 novembre au Swisstech Convention Center de l'EPFL, à Lausanne.
A la vue du long bâtiment qui sert d’écrin à La Fabrique, les papilles gustatives frétillent. Les voici soudainement désorientées. Ce n’est pas vers la boutique, ses flûtes, cœurs de France et autres pièces de boulangerie fine que leur propriétaire se hâte, mais dans la partie la plus ancienne de la construction.
Très vite, elles sont rassérénées. L’entretien avec le maître des lieux se fera juste devant l’atelier de production, ce qui assure une vue privilégiée sur le ballet qu’exécutent d’interminables rangées de pâte feuilletée qui serpentent au gré des différents postes d’une fabrication largement automatisée.
«Chaque heure, notre groupe fabrique 300 000 flûtes. Ce chiffre montera à 360 000 au début de l’année prochaine», lâche avec une pointe de retenue toute vaudoise, Marc-André Cornu, précisant que le produit contribue au chiffre d’affaires de sa société, finaliste du prix SVC 2022, à raison de 60%. Le président-directeur général du groupe Cornu garde en revanche jalousement secrètes les informations relatives aux performances financières d’une entreprise qui emploie aujourd’hui environ 400 personnes en Suisse, en France et en Roumanie.
Du pain à la flûte
L’aventure entrepreneuriale démarre en 1934 lorsque André Cornu ouvre une boulangerie dans la petite commune de Champagne, située à une dizaine de kilomètres d’Yverdon-les-Bains, au pied du massif jurassien.
Le petit magasin de l’époque n’a alors pas grand-chose à voir avec l’organisation qui exporte aujourd’hui ses délices dans le monde entier. C’est toutefois bien le créateur du groupe qui pose les premières fondations de son succès en cherchant à se diversifier. «A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les militaires mobilisés ont quitté la région, raconte Marc-André Cornu. Comme il y avait beaucoup de boulangeries dans le village, mon grand-père a pensé à la flûte pour développer son entreprise.» Bingo! L’entreprise commence alors son internationalisation. Etape décisive: un partenariat pour fournir son produit phare à la marque Roland pour le marché allemand.
Bras de fer judiciaire
En conquérant de nouveaux marchés et en industrialisant ses processus de fabrication, le groupe Cornu poursuit sur sa lancée. En 1985, le site sur lequel il se trouve toujours aujourd’hui est inauguré. Juste avant que ne commence un partenariat avec le géant britannique de la distribution Marks & Spencer. «A l’époque, c’était ce qui se faisait de mieux au niveau international, rappelle Marc-André Cornu. Leurs exigences qualitatives et sécuritaires nous ont permis de prendre une avance de quinze ans sur la concurrence.»
Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes pour la boulangerie fine de Champagne qui, pressentant le non à l’Espace économique européen en 1992, a également investi dans un site de production de l’autre côté de la frontière, à deux pas de Besançon. Mais durant ces mêmes années nonantes, un curieux courrier atterrit sur le bureau du fabricant de flûtes. «Je m’en souviens très bien: c’était un cabinet d’avocats saint-gallois qui s’appelait Frick & Frick. Il nous écrivait pour nous dire que nous n’avions plus le droit d’utiliser la marque Champagne.» Le coup d’envoi d’un feuilleton juridico-économique, qui va tenir la Suisse romande en haleine pendant des années, est lancé.
Un sursis est tout d’abord obtenu, à la faveur d’une intervention de la Confédération. Mais les accords bilatéraux vont relancer l’affaire pour l’entreprise qui a le malheur d’être basée dans une commune viticole portant le même nom que le célèbre mousseux français. Au terme d’une bataille judiciaire «épique», un accord est scellé en 2011: la société perd le droit d’utiliser le nom de sa commune tout seul pour ses produits. Elle doit ou peut y adjoindre l'appellation «Recette de Champagne» pour éviter toute confusion avec les verres allongés qui accueillent la boisson pétillante.
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Du lac de Neuchâtel au Vendée Globe
A cette époque, le groupe Cornu vient d'intégrer les marques Roland et les pains bâlois Holle dans son giron. Mais c’est sur une tout autre appellation qu'il va jeter son dévolu pour sa production propre. En 2016, il inaugure une extension de son bâtiment historique. S’y trouvent une boutique, un café, un restaurant, un musée et même un fitness. Des nouveautés qui vont créer un lien unique avec les habitants de la région qui ont toujours désigné l’endroit comme «La Fabrique». Tout naturellement, le nom s’impose comme une marque qui ne va pas tarder à sortir de l’anonymat en Suisse et en France.
«Un jour, mon fils Cyril vient vers moi et me dit qu’un jeune marin cherche du sponsoring pour participer au Vendée Globe, se souvient le narrateur. Nous nous sommes dit que ce serait intéressant de participer.» En se lançant dans celle que les connaisseurs appellent «l'Everest des Mers», Alan Roura, puisque c’est évidemment de lui qu’il s’agit, va rapidement devenir la coqueluche des médias. Le Genevois va disséminer au passage l’appellation «La Fabrique» qui s’affiche en lettres géantes sur son voilier.
Après la première édition de 2016, le partenariat se poursuit en 2020. Il ne sera pas reconduit sous cette forme puisque le navigateur genevois régate désormais dans une catégorie qui nécessite des moyens financiers conséquents. Le flair dont Cyril Cornu a fait preuve est toutefois de bon augure pour l’avenir de l’entreprise qu’il est en train de reprendre avec son cousin Damien Cornu. Au besoin, celui qui a tenu les rênes du groupe pendant une quarantaine d’années se tient à disposition, «s’ils estiment que je peux encore être utile», conclut laconiquement Marc-André Cornu.