Publicité

La fin des aides covid signe la mort des sociétés «zombies»

Le nombre de faillites en Suisse a sensiblement augmenté en 2022. Plus qu’une déferlante, le phénomène traduit un retour à la normale après un creux de deux ans dû au covid. Décryptage

Le commerce de détail figure parmi les secteurs fragilisés par la fin des aides covid (image d'illustration). — © Alain GUILHOT / Alain Guilhot
Le commerce de détail figure parmi les secteurs fragilisés par la fin des aides covid (image d'illustration). — © Alain GUILHOT / Alain Guilhot

La Suisse est-elle en train d’être submergée par une vague de défaillances d’entreprises? Les chiffres publiés la semaine passée par l’union des créanciers Creditreform peuvent le laisser penser. Le nombre de faillites a franchi l’an dernier pour la première fois le cap des 10 000, en hausse de 37% à un pic historique de 10 126 unités. Chaque semaine, près de 200 sociétés ont disparu. Ces chiffres impressionnants traduisent cependant des réalités très différentes et exigent un travail d’interprétation.

Les secteurs les plus touchés sont la construction, le commerce de gros et de détail, ainsi que la restauration et l’hôtellerie, à en croire le spécialiste du recouvrement. L’industrie semble largement épargnée. Les données de 2022 ne peuvent cependant être comparées que partiellement à celles de l’année précédente, où plus de 2500 faillites de moins avaient été enregistrées, reconnaît Creditreform.

Au cours des deux années précédentes marquées par le sceau du covid, de nombreuses faillites d’entreprises dites «zombies», déjà inévitables à l’époque, ont été retardées par les mesures de soutien de l’Etat. A leur terme, les sociétés dont les liquidités sont épuisées sont finalement contraintes de déposer le bilan.

Le phénomène des firmes «zombies» a souvent été pointé du doigt par les économistes, notamment durant la période du covid. Il reste toutefois très difficile à quantifier. Terme un peu flou, il désigne souvent des entreprises surendettées et très peu profitables, qui ne survivent qu’à fonds perdu ou grâce à des taux d’intérêt très bas.

Lire aussi: Le chômage partiel nourrit-il des emplois zombies?

Avant le covid, le nombre de faillites était relativement constant, autour de 8000 par année. En 2020 et 2021, on en dénombrait environ 7000. «Il est plausible que quelque 2000 faillites aient été retardées d’un à deux ans en raison des aides étatiques à disposition», analyse Marius Brülhart, professeur d’économie à la Faculté des HEC à Lausanne. «Ce taux me semble relativement modeste, si l’on considère que quelque 37 000 firmes ont bénéficié d’un soutien étatique pour cas de rigueur à partir de l’automne 2020», relève-t-il.

Des aides étatiques justifiées

Les mesures de soutien exceptionnelles prises par l’Etat durant la crise sanitaire ont maintenu les entreprises à flot. Entre la suspension provisoire de l’obligation d’annoncer le surendettement, le programme de crédits covid, les aides directes pour cas de rigueur et les indemnités de chômage partiel, le nombre de faillites a été particulièrement faible. Des experts du KOF, le Centre de recherches conjoncturelles de l’EPFZ, avaient fait remarquer qu’un tel phénomène n’avait pas été observé ni durant la crise financière de 2008, ni pendant la crise de la dette dans la zone euro en 2015.

A l’époque, certains économistes avaient manifesté leurs craintes que ces mesures ne créent des entreprises zombies et ne retardent un inévitable ajustement structurel. «Certes le phénomène existe, mais il me semble d’une ampleur relative. Ce qui laisse à penser que les aides étatiques étaient tout à fait justifiées. Les mesures de soutien ont empêché beaucoup plus de dommages économiques qu’elles n’en ont créé», souligne Marius Brülhart, qui a siégé à la task force scientifique de la Confédération. Fin 2020 déjà, une étude de la Banque nationale suisse (BNS) arrivait à la conclusion que le programme de prêts Covid-19 de la Confédération avait atteint ses objectifs en aidant les entreprises souhaitées sans attirer les sociétés qualifiées de «zombies».

La statistique des faillites nécessite par ailleurs de procéder à certaines distinctions. Dans le détail, il ressort des données de Creditreform que les cas d’insolvabilité ont augmenté de 33% à 6796 entreprises en 2022. Le surendettement ou l’assèchement des liquidités ne constitue pas l’unique motif de défaillance, puisque 3330 entreprises ont été liquidées en raison d’une carence d’organisation, conformément à l’article 731b du Code des obligations, soit un bond de 46%. Ce type de faillite intervient en général quand l’entreprise a déjà cessé son activité. Elle n’est donc pas importante d’un point de vue économique et complique passablement l’analyse.

Les chiffres globaux sont-ils corroborés par les autorités? Contacté, l’Office fédéral des statistiques se montre prudent, car les données pour 2022 ne seront publiées qu’en avril. Néanmoins, l’OFS note qu’il avait déjà relevé une tendance à la hausse pour 2021 et interprété en 2020 la baisse du nombre de faillites par les mesures de soutien décidées par le Conseil fédéral.

Un assainissement inévitable

Sans s’exprimer de façon détaillée sur les chiffres, le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) confirme que les faillites ont progressé l’an dernier. Le fait que leur nombre ait été plus faible, en particulier en 2020, y a probablement contribué, avance le Seco. «Même si cela peut être douloureux dans certains cas, un tel assainissement structurel est inévitable après une crise et, dans une perspective à plus long terme, il contribue à renforcer l’économie nationale, comme l’ont prouvé à maintes reprises les crises précédentes», souligne un porte-parole.

Du reste, cette augmentation des défaillances d’entreprises ne se traduit aucunement par une hausse du nombre de chômeurs. Elle laisse supposer qu’il s’agit plutôt de petites entités avec peu d’employés. Le marché du travail affiche au contraire une solidité à toute épreuve. A 2,2% en moyenne en 2022, le taux de chômage est à son plus bas niveau depuis vingt ans. La principale source d’inquiétudes demeure actuellement la pénurie de main-d’œuvre, qui touche même le personnel peu qualifié.

Lire également: Sébastien Aeschbach: «Je crains que des commerces ne passent pas l’hiver»

Le tsunami de défaillances d’entreprises annoncé est donc à relativiser. De plus, il ne s’observe pas nécessairement dans les cantons. Par exemple, aucune vague de faillites n’est à signaler en 2022 à Genève. «Pour l’heure, leur nombre apparaît identique à 2020 et 2021, c’est-à-dire inférieur aux niveaux observés avant la pandémie», relève l’Office cantonal des faillites.

En clair, la fin des crédits covid n’a pas entraîné de vague de défaillances d’entreprises. Le nombre de faillites dans le secteur de la construction est actuellement le seul à dépasser le niveau observé en 2019. D’autres secteurs, comme la restauration, semblent en revanche mieux s’en sortir qu’avant la pandémie, précise l’office cantonal.

Selon Creditreform, la tendance négative devrait se poursuivre cette année en raison des nombreuses incertitudes économiques causées par la guerre en Ukraine, l’augmentation des coûts de l’énergie ou encore l’inflation élevée. La récession attendue dans de nombreux pays pourrait se révéler fatale à de nombreuses entreprises suisses, estime le spécialiste du recouvrement.


«Les prêts covid ont maintenu artificiellement en vie des entreprises qui étaient condamnées»

L'analyse de Cédric Tille, professeur d’économie à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) à Genève.

Le Temps: Quelle analyse faites-vous de l’évolution des faillites en Suisse?

Cédric Tille: Les prêts covid ont un peu figé la situation. Il fallait s’attendre à un effet de rattrapage une fois cette période terminée. La comparaison d’une année par rapport à une autre hors norme n’est pas pertinente en raison d’un effet de base, et peut même donner une image complètement faussée. Le niveau de faillites en 2020 et 2021 était exceptionnellement bas. Le retour à la normale en 2022 se traduit donc par une forte hausse par rapport à l’année précédente. Par ailleurs, certains secteurs connaissent naturellement un important tournus. C’est le cas de la construction ou de la restauration, où de nombreuses entreprises mettent chaque année la clé sous le paillasson.

Les mesures de soutien prises durant la pandémie ont-elles maintenu en vie des entreprises qui étaient vouées à disparaître?

Les prêts covid ont dû être déployés dans l’urgence. Il ne fait aucun doute que nous avons sauvé des entreprises qui étaient destinées à la faillite. Vu la situation, les mesures n’ont pas pu être affinées, ce qui a maintenu artificiellement en vie des sociétés qui auraient dû faire faillite auparavant. Reste à savoir l’ampleur du phénomène et s’il va perdurer ou demeurer temporaire.

Quel bilan faites-vous des interventions étatiques durant la phase aiguë du covid?

Il fallait faire un choix. L’alternative était de prendre des mesures très ciblées, mais qui auraient nécessité beaucoup trop de temps pour être mises en place. La décision a été prise d’avoir un traitement très simple, peu bureaucratique, et qui s’adressait à toutes les entreprises. L’idéal serait d’empêcher la liquidation de sociétés saines tout en permettant aux entreprises non viables de partir en faillite. Or, c’est impossible à réaliser rapidement. Une fois que les aides disparaissent, la réalité revient brutalement pour les entreprises en difficulté chronique.

Entre la hausse des taux d’intérêt et la facture énergétique, faut-il s’attendre à une nouvelle augmentation des faillites cette année?

La hausse des prix de l’énergie est plutôt un facteur d’inflation de deuxième tour, c’est-à-dire que les entreprises consommatrices d’énergie seront conduites à augmenter leurs propres prix. Quelques faillites sont toutefois inévitables. Quant aux taux d’intérêt, les entreprises doivent être endettées de façon substantielle et à taux variable. Les sociétés qui ont conclu des prêts à taux fixe ne sont pas donc concernées. Ce qui est frappant, c’est que la plupart des entreprises en Suisse n’ont pas de dettes, contrairement au modèle anglo-saxon. Je ne m’attends donc pas à une énorme vague de faillites pour cette raison. Faire des pronostics s’avère cependant difficile.