D'IBM à la chancellerie du canton de Vaud, Dominique Alain Freymond a mené une riche carrière dans l'économie privée, avant de s'orienter au début du siècle dans la gouvernance d'entreprise. Après avoir opéré dans une trentaine de conseils d'administration en tant qu'administrateur indépendant, il publie en mars sux Editions Château & Attinger «Gouvernance d'entreprise, l'envers du décor en 100 anecdotes», un livre dont Le Temps vous fait découvrir chaque jeudi un extrait.

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Résumé

Le conseil de cette importante PME du domaine agroalimentaire est en pleine crise. Deux clans se sont formés, divisés sur la méthode et le choix du successeur du patron. Au fil des semaines, la situation devient de plus en plus tendue. Les rapports de force sont complexes. Qui fera basculer le vote?

Anecdote

Pierre-Alain est un homme engagé et charismatique. Avec bienveillance, il dirige avec succès l’entreprise depuis des années. Il est difficile de lui résister car il maîtrise tous les aspects de la production, connaît bien les enjeux du métier et dispose d’un réseau relationnel important. Peut-être sa forte personnalité n’a-t-elle pas permis à un éventuel candidat interne de se profiler.

Le conseil, constitué de sept membres, est formé par les représentants de ses actionnaires et de deux administrateurs indépendants, Reto, spécialiste financier, et Odile, experte dans les questions environnementales. Lors de la dernière assemblée générale, c’est naturellement Daniel, représentant de l’actionnaire majoritaire (45%) qui est élu. Matthias, représentant d’un actionnaire minoritaire, aurait souhaité prendre cette responsabilité mais il manque d’expérience et de caractère. Toutefois, pour respecter une forme d’équilibre entre les actionnaires, le conseil le nomme vice-président.

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Il est temps de préparer la succession de Pierre-Alain. Grâce aux relations d’Odile, un chasseur de têtes reçoit le mandat de lancer la recherche de candidatures. Le conseil n’a pas le temps de rédiger un profil du poste mais un entretien avec Pierre-Alain permet de clarifier les choses. Une première liste avec quatre candidats est soumise au conseil. L’un d’entre eux semble avoir les faveurs de Daniel et de Pierre-Alain car son profil permet d’envisager une bonne continuité de la direction. Un autre, plus exotique, plaît surtout à Odile et au chasseur de têtes, qui font le forcing. La démarche semble mal emmanchée. Lors d’une séance extra-muros, le processus est rediscuté mais dans le cadre informel du petit-déjeuner… Un spécialiste externe vient présenter une approche professionnelle pour recruter un directeur général. Il n’est guère entendu, rejeté par certains qui considèrent comme preuve d’une connivence trop grande avec le président le fait qu’il le tutoie…

Deux groupes se forment. Le président et deux administrateurs, dont Reto, favorisent un candidat alors qu’Odile et deux collègues prennent position pour l’autre. Matthias reste sur la réserve, un peu dépassé par les événements. Daniel essaie de faire avancer le dossier sans beaucoup de succès. Des réunions en petits groupes s’organisent discrètement. Et tout à coup, le rapport de force bascule. Peut-être jaloux du président et de sa bonne relation avec Pierre-Alain, Matthias bascule dans le camp des opposants. Ces derniers, avec ce nouvel appui, forcent la décision en faveur de leur candidat.

Officiellement, ce dernier est choisi à l’unanimité! Pierre-Alain, profondément déçu par ce choix qu’il trouve inapproprié, quitte ses fonctions quelques mois plus tard. Reto, épuisé par ces disputes, donne sa démission.

Le nouveau directeur entre en fonction. Ayant vraisemblablement appris les détails du processus de sa nomination, il signale rapidement ne pas pouvoir travailler avec le président du conseil. Le règlement de compte se termine à la prochaine assemblée générale: Daniel n’est pas réélu.

Quelques pistes de réflexion

La gestion de la relève, surtout pour un patron charismatique et en fonction depuis des décennies, doit se préparer longtemps à l’avance. Le processus commence par la rédaction d’un profil de la personne recherchée qui doit être adopté par le conseil. Le choix du chasseur de têtes est aussi crucial. Enfin, la mise sur pied d’un comité de nomination permet de gérer toutes les démarches avec professionnalisme et de retenir des candidatures de qualité à proposer au conseil. Le processus de gestion de la relève est parti sur de mauvaises bases et la décision a été prise par un vote à l’issue d’un conflit de personnalités. Dans ces conditions, l’issue semblait presque certaine. Le directeur choisi n’est resté en fonction que huit mois. Finalement, un cadre dévoué de l’entreprise, qui assura l’intérim de la direction pendant dix mois, sera confirmé dans la fonction de directeur général. Partiellement connu des actionnaires, ce conflit a péjoré la bonne marche de l’entreprise, sa réputation et ses résultats.

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