Jonathan Normand, de B Lab: «L’être humain n’est pas un consommateur exubérant débridé»
Durabilité
AbonnéRéputée exigeante, la certification de durabilité B Corp suscite toujours plus d’intérêt au sein des entreprises en Suisse. Entretien avec son responsable pour la Suisse

Du modèle d’affaires à la chaîne d’approvisionnement, en passant par la promotion de la diversité ou l’impact sur la biodiversité, la certification B Corp passe au crible 250 critères qui permettent de mesurer l’attention que porte une entreprise à la durabilité. En quinze ans, plus de 6000 entreprises dans le monde ont obtenu les 80 points nécessaires pour pouvoir afficher le précieux label. En Suisse, la demande a explosé de 300% ces dernières années; 90 sociétés ont déjà accompli l’exercice avec succès parmi lesquelles Nespresso ou Lombard Odier mais également des PME comme Opaline, les chaussures Baabuk ou les produits cosmétiques Beauty Disrupted.
Réputé exigeant et coûteux en énergie, le processus de certification n’est pas non plus infaillible. Il y a quelques semaines, une brasserie anglaise s’est ainsi vu retirer son label, les employés ayant fait état d’un climat de peur qui régnait au sein de la société. Les entreprises peuvent-elles vraiment faire rimer durabilité avec sincérité et rentabilité? Directeur de B Lab, responsable de la certification durable en Suisse, Jonathan Normand en est convaincu et croit avec force en un monde qui sera plus durable et plus sobre.
Le Temps: : Votre certification passe au crible les aspects environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). Constatant l’urgence, des scientifiques et des investisseurs estiment ce spectre trop large, indiquant qu’il faut se concentrer uniquement sur le climat et la biodiversité. N’ont-ils pas raison?
Jonathan Normand: Il y a actuellement clairement une focalisation sur la question climatique. Mais penser qu’il faut s’y limiter revient à ne voir les choses qu’avec un seul prisme. Or les autres piliers de la durabilité ne sont pas non plus maîtrisés. Il y a une meilleure compréhension des enjeux mais les intentions ne se traduisent pas toujours en actions à la hauteur des enjeux climatiques mais aussi sociaux.
Pour nous, l’un des défis prioritaires est d’aider les leaders à intégrer cette complexité dans leurs processus de décision et au sein de leurs modèles d’affaires. Les questions de diversité et d’équité n’ont par exemple jamais été aussi présentes dans les entreprises qu’aujourd’hui. Le travail hybride amène de nouveaux enjeux et la pénurie de talents fait que ces thèmes sont cruciaux pour les entreprises. Pour moi, le côté social et la gouvernance sont tout aussi importants à prendre en compte que l’aspect environnemental.
Le raisonnement, c’est que les entreprises risquent de disperser leurs efforts plutôt que de se concentrer sur l’urgence climatique.
D’un point de vue systémique, j’entends et je soutiens la nécessité d’accélérer les actions climatiques, mais ce raisonnement est une erreur car une entreprise doit structurer ses actions et ses stratégies sur le long terme. Si votre gouvernance n’est pas alignée avec ces objectifs environnementaux, vous n’y arriverez pas. Nous le voyons très bien avec des entreprises qui gèrent la durabilité en mode projet sans faire une intégration complète de la problématique. Si le projet ne marche pas, elles vont faire partir le bébé avec l’eau du bain. Une approche plus transversale et holistique permet d’avoir une meilleure résilience.
Prenez un exemple: je produis des stylos et me concentre sur la matière première, l’empreinte carbone. Je ne regarde pas l’aspect social et cherche seulement à améliorer ma chaîne d’approvisionnement. Qu’est-ce qui va se passer? Suivant où je décide de produire, il y a des populations sur place qui, dans dix, quinze ans, auront migré à cause des périodes d’aridité et de sécheresse qui ne font qu’augmenter. Il faut absolument prendre en compte l’ensemble des aspects sociaux et environnementaux par une évaluation systémique des risques sur toute la chaîne d’approvisionnement.
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Au bout du compte, c’est toujours la rentabilité qui représente le nerf de la guerre. Quelle place occupe le modèle d’affaires de l’entreprise dans votre processus de certification?
Une place centrale puisque, dans notre outil d’évaluation, les entreprises ayant un modèle d’affaires à impact positif sont particulièrement récompensées. L’analyse porte sur les processus (comme la circularité, les forces d’innovation) ou encore des éléments structurels comme le fait de travailler avec des coopérateurs dans sa chaîne de valeur. Notre outil mesure aussi à quel point la durabilité est intégrée aux modèles d’affaires traditionnels.
N’y a-t-il pas parfois un risque de contradiction entre rentabilité et durabilité?
Notre standard et cadre d’évaluation couvre aussi l’aspect financier. Sur les modèles d’affaires durables, nous mesurons le chiffre d’affaires qui y est associé. Ce qui a été confirmé en 2021 au niveau européen, c’est que toutes les entreprises certifiées B Corp ont vu une croissance dans leurs ventes. Pour les petites, cela peut être à un taux de 30 à 40%. Pour les grandes, on est plutôt dans des niveaux de 5 à 7%.
Il y a une explication là derrière: le marché attend davantage de durabilité. Dans certains cas, les sociétés que nous certifions offrent des alternatives ou des options à des produits ou des services où il n’existait rien auparavant. Cela ne veut donc pas forcément dire que la consommation globale augmente mais qu’elle se reporte sur de nouveaux produits durables. Après, évidemment, cela doit nous questionner sur des questions plus fondamentales: quid de la croissance et de l’hyperconsommation de biens et services?
Et qu’en pensez-vous?
Il faut tout d’abord remettre en question le concept même de consommation. C’est évident que l’on doit aller vers plus de sobriété, faire attention aux ressources que l’on consomme et à l’impact global de nos achats. Le covid à été un déclencheur et a révélé la pertinence des circuits courts. Avec la crise énergétique actuelle, tout le monde comprend qu’il y a une opulence qui n’est plus raisonnable. Le monde de demain sera plus sobre.
L’être humain n’est-il pas ainsi fait qu’il va toujours chercher à consommer plus?
Ça, c’est parce que pendant cinquante ans on a créé une culture de la consommation et un modèle de développement qui ne tiennent pas compte du capital naturel. Il faut redéfinir ce narratif. Si on arrive à une narration sur le lien qu’on entretient avec la nature, la gestion du capital naturel, alors, j’ai bon espoir que les comportements «consommateurs destructeurs» disparaîtront. Il faut bien comprendre qu’à travers chaque transaction les citoyens ont un bulletin de vote dans leur main, un bulletin pour faire changer les choses! Je ne le constate pas seulement dans des milieux écologistes ou «bobos», mais aussi chez des libéraux. Non, je ne pense pas que l’être humain soit par défaut un consommateur exubérant débridé.
Revenons à la certification B Corp. Nespresso a beaucoup communiqué sur sa certification. Or il s’agit d’une société qui commercialise des dosettes de café en aluminium avec un produit cultivé à l’autre bout du monde. Comment peut-elle obtenir une certification durable?
Tout d’abord, nous pensons que pour créer un changement à grande échelle il est important que les grands acteurs repensent leur façon d’opérer. Les grandes entreprises ont la capacité de pousser des industries entières à se transformer et c’est pour cette raison qu’une entreprise telle que Nespresso, qui rejoint le mouvement B Corp, est essentielle pour provoquer un changement systémique.
Concernant sa certification, Nespresso, c’est environ 120 000 fermiers qui travaillent dans la production du café dans le monde et ce n’est pas le seul fabricant de café certifié. Nous en avons 125 autres… L’entreprise a obtenu le score de 84 lors de son évaluation [il en faut 80 pour recevoir la certification, ndlr]. Bien sûr, il y a des marges d’amélioration. Nous avons des entreprises comme Patagonia qui ont aujourd’hui 156 points, alors qu’il y a douze ans, elles en avaient 84. C’est un parcours exemplaire et cela montre que les entreprises se transforment et s’améliorent, qu’elles fournissent des vêtements outdoor ou du café. C’est le défi de l’économie et de la durabilité. Notre rôle chez B Lab est de fournir des outils de mesure et d’accompagner les entreprises dans l’amélioration de leur impact.
Mais il y a aussi des grands changements réglementaires qui se préparent en Europe et qui vont accélérer cette évolution, notamment sur les emballages, la question des droits de l’homme et de l’environnement. Il y a une dizaine de jours, l’obligation de reporting climatique a été adoptée. Ces évolutions amènent les entreprises à se transformer et à se structurer.
Ne craignez-vous pas tout de même d’être parfois instrumentalisés par des entreprises telles que Nespresso qui s’empressent d’agiter leur certification même si elles ont une grande marge de progression?
Pas du tout car nos processus établis sont très clairs et des milliers d’entreprises sont passées au travers. Il existe d’ailleurs un cadre de réglementations supplémentaire pour les grandes entreprises comprenant un examen des risques, des jalons de vérification additionnels et des exigences de transparence supplémentaires.
Et puis, l’évaluation complète de chaque B Corp est publiée en ligne sur notre répertoire avec un aperçu approfondi de leurs bons résultats et des domaines à améliorer. Encore une fois, ce sont avec des grandes entreprises aussi que nous pourrons conduire les changements à grande échelle.
Tous les trois ans, les entreprises doivent d’ailleurs se recertifier. Arrive-t-il souvent qu’elles perdent leur certification comme cela vient d’être le cas pour un fabricant de bières en Angleterre?
C’est rare mais c’est déjà arrivé. Une grande plateforme d’artisans internationale a par exemple perdu sa certification parce qu’elle n’avait pas adapté ses statuts juridiques à la suite d’un changement d’actionnaire. Quant à l’entreprise que vous évoquez, elle était dans un processus de plainte et vient de se voir retirer sa certification le temps qu’une revue soit effectuée par nos soins.
Est-ce que cela ne montre pas les limites de l’audit externe?
Chaque entreprise a ses réalités opérationnelles dans le temps, nous ne sommes pas «in situ» en permanence avec elle. Les revues et audits se déroulent sur un cycle de trois ans, comme pour la plupart des acteurs qui délivrent des certifications. C’est pour cela que nous avons un processus de plaintes, qui dans des cas comme celui-ci peut déclencher une procédure pour évaluer le maintien ou non de la certification. Une procédure interne qui va amener à vérifier si la certification peut être maintenue.
Si un géant des énergies fossiles arrive vers vous avec l’intention d’obtenir le label B Corp, comment allez-vous procéder?
Nous avons des fiches dites de «controverses». Les producteurs d’énergie fossile et nucléaire en font partie, tout comme l’industrie du tabac ou de l’alcool – à partir d’un certain degré –, la pornographie, le jeu et l’armement. Ce sont des secteurs sensibles qui sont techniquement difficiles à faire entrer dans nos critères car ils ne sont par essence ni bons pour les humains, ni pour la planète. Mais imaginons qu’un producteur d’énergies vienne nous voir en nous disant qu’il est en train de basculer vers les énergies renouvelables et qu’il y consacre 60% de ses investissements. Si l’entreprise peut démontrer sa crédibilité, alors pourquoi pas? Mais aujourd’hui, ceci n’est pas la norme malgré l’urgence des limites planétaires qui sont dépassées.
L’écoblanchiment fonctionne à plein régime. Comment les entreprises doivent-elles intégrer la durabilité dans leur communication pour éviter cet écueil?
Lors de mes interventions dans les conseils d’administration, je leur démontre qu’une ouverture sur la transparence est le meilleur choix. Cela ne doit pas être un exercice de communication mais un partage sur les enjeux et sur les plans d’actions concrets mis en place pour y répondre. Il y a deux dangers, ceux qui font du greenwashing parce qu’ils ne sont pas équipés, et ceux qui vont faire ce que j’appelle du greenwishing, c’est-à-dire parler de tout ce qu’ils pourraient faire mais qu’ils ne font pas. Le point commun pour décoder les deux, c’est l’action. Et le moyen d’éviter l’écoblanchiment, c’est de mesurer l’action par un tiers indépendant.
1978 Naissance à Genève.
2000 Début de carrière dans la finance après une formation supérieure en mathématiques et développement algorithmique.
2008 La crise financière éclate, il quitte le monde bancaire pour fonder la société de conseil en éthique des affaires, Codethic.
2013 Mariage et naissance de son premier enfant. Sa deuxième fille naît en 2018.
2017 Fondation de B Lab Suisse. D’utilité publique, l’organisation gère la certification B Corp dans le pays et développe d’autres outils de mesure d’impact socio-environnemental.