Neuchâtel en quête d’un troisième souffle économique
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AbonnéIl y a eu la grande crise horlogère des années 1970, puis la diversification dans les technologies médicales. Le conseiller d’Etat sortant Jean-Nat Karakash laisse derrière lui une économie régionale stabilisée qui reste très dépendante de l'industrie

Les papables pour succéder à Jean-Nat Karakash à la tête du Département de l’économie neuchâtelois seront connus dimanche, à l’issue du deuxième tour des élections cantonales. Le conseiller d’Etat socialiste laisse un canton à l’attractivité renforcée. Selon une étude récente du cabinet KPMG, il offre désormais aux entreprises la fiscalité la plus avantageuse de Suisse romande avec un taux à 13,57%. La moyenne suisse se situe cette année à 14,9%.
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Alors que le canton du Valais, autre économie en bordure de l’Arc lémanique, accapare l’attention en raison de sa scène de start-up en ébullition et du développement fulgurant de Lonza, Neuchâtel se montre plus discret. Après le départ de Medtronic en 2018, l’annonce par Johnson & Johnson, en début d’année, de la délocalisation de quelque 300 emplois a rappelé la volatilité de ses multinationales. Activité phare de la région, l’horlogerie subit une crise structurelle profonde. Elle qui était une industrie de volumes tend à se concentrer sur des produits haut de gamme, ce qui affaiblit son réseau de sous-traitants.
Aujourd’hui, avec Bristol Myyers Squibb et Takeda, l’industrie pharmaceutique est devenue le principal secteur d’exportation du canton
«Le principal secteur d'exportation»
Cette lecture de la situation économique fait bondir le futur ex-ministre neuchâtelois: «L’industrie s’est bien diversifiée, principalement dans les technologies médicales et la pharma. Aujourd’hui, avec Bristol Myyers Squibb et Takeda, l’industrie pharmaceutique est devenue le principal secteur d’exportation du canton. Johnson & Johnson va rester présent dans le canton, en tant que tel mais également via la société Jabil, qui a repris les activités du Locle. Avec l’horlogerie, nous avons les quatre géants mondiaux du luxe sur notre territoire. Je connais peu de cantons de 200 000 habitants qui pourraient en dire autant.»
Datant de 2018, les dernières statistiques disponibles lui donnent raison. Les emplois dans l’industrie ont crû de 4,4%. Ils avaient toutefois chuté dans des proportions similaires (-4%) deux ans plus tôt, après le choc de l’abandon du taux plancher de l’euro. «On a trop souvent tendance à se focaliser sur les mauvaises nouvelles», constate le magistrat.
Après le virage raté du quartz dans les années 1970, la précision neuchâteloise a en effet trouvé de nouveaux horizons pour s’épanouir. Cette diversification a d’ailleurs permis d’amortir le choc de la pandémie dans la région. Le taux de chômage s’élevait en mars à 4,7%, contre 3,4% au niveau national, mais par exemple 5,4% dans le canton voisin du Jura. «Les patrons ont bien joué le jeu, dans une logique de coresponsabilité», souligne l’élu socialiste.
Un espace résolument industriel
A l’heure où les pays occidentaux tentent dans la douleur d’opérer une réindustrialisation, la terre natale du Corbusier fait donc figure de très bon élève. Surtout que, relève encore Jean-Nat Karakash, le paradoxe neuchâtelois semble avoir vécu. La région était connue pour sa production de richesses, mais sa population en profitait de moins en moins. Après un gros décrochage en 2012, le revenu médian s’est rapproché du niveau suisse.
Unanimes à saluer le renforcement des conditions-cadres, de nombreux observateurs et acteurs s’interrogent toutefois sur la place que cette exception industrielle va occuper à l’avenir dans une économie mondiale qui se numérise à grande vitesse.
Le mouvement n’épargne pas une industrie toujours plus étroitement liée aux services. «La difficulté, c’est que la forme que prendra cette évolution n’est pas encore très claire, relève Hugues Jeannerat, spécialiste des politiques d’innovation à l’Université de Neuchâtel. L’un des scénarios possibles, c’est qu’on se dirige vers une économie de plateformes où ce sont les intermédiaires qui tirent leur épingle du jeu. Les entreprises neuchâteloises sont souvent trop petites et travaillent trop seules pour trouver leur place dans un tel environnement.»
Des nouveaux relais de croissance
Directeur de la Chambre neuchâteloise du commerce et de l’industrie, Florian Németi est lui convaincu que les compétences régionales dans les microtechnologies vont trouver de belles opportunités dans une économie ultra-connectée: «Des dispositifs médicaux aux voitures autonomes, les objets de demain seront bourrés de capteurs et devront minimiser leur consommation énergétique. Ces innovations arrivent sur le marché et l’industrie neuchâteloise a des qualités intrinsèques qui lui donnent un grand potentiel. Le challenge sera de les valoriser dans des entreprises qui deviendront des relais de croissance.»
L’industrie doit repenser ses modèles d’affaires. Qu’est-ce qu’on va vendre et comment on va tirer du profit?
Producteur de broches pour des machines-outils à Bôle, BBN explore ces nouveaux modèles en ajoutant de la connectique à son produit pour en améliorer la productivité et la maintenance. Dans le Val-de-Ruz, Felco, fabricant de sécateurs, a mis sur le marché un boîtier électronique pour aider les viticulteurs à suivre l’état de leurs vignes. Ces deux entreprises ambitionnent de développer des modèles d’affaires appuyés sur les données, pressenties comme l’or noir du XXIe siècle. De tels exemples ne foisonnent pas dans une région qui, aux yeux d’Hugues Jeannerat, devrait être «pionnière pour expérimenter cette industrie du futur».
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Ces nouveaux paradigmes exigent d’identifier où la valeur ajoutée va être créée, insiste le chercheur: «L’industrie doit repenser ses modèles d’affaires. Qu’est-ce qu’on va vendre et comment on va tirer du profit? Si par exemple des géants de l’industrie numérique comparables à Google ou Amazon émergent, comment fait-on pour garder la valeur ici?»
Pas de grandes fortunes
Esprit d’entreprise et moyens financiers. Deux ressources indispensables pour empoigner ces défis. Elles sont jugées trop rares dans le canton de Neuchâtel, qui a vu les centres de décision de son industrie s’exiler. «Il manque des investisseurs ancrés dans la région, note Christian Barbier, ancien chef du Service de l’économie du canton. Cela pose notamment un problème pour valoriser économiquement le savoir-faire micro-électronique, qui demande souvent des capitaux de départ importants.» «Contrairement aux autres cantons suisses, Neuchâtel n’a pas de super-riches, observe Renaud Irminger, cofondateur de la start-up Travizory. Ces personnalités sont très importantes car, souvent, elles vont redistribuer leur richesse pour soutenir de nouvelles entreprises.»
Nous sommes prisonniers de notre passé et de notre mentalité horlogère
Le goût du risque est aussi devenu trop rare, selon Douglas Finazzi, directeur de l’IFJ, l’institut suisse de création d’entreprises: «Il y a de bons entrepreneurs, mais pas assez pour assurer la relève générationnelle. Nous sommes prisonniers de notre passé et de notre mentalité horlogère, déplore le Chaux-de-Fonnier. Quand une activité marque à ce point l’histoire d’une région, il est difficile de s’en affranchir.»
A la recherche des Etel et des PX Group de demain
De nouvelles poussent émergent, à l’instar de la société Aktiia, qui lançait mardi en Suisse la commercialisation d’un bracelet de mesure de l’hypertension jugé très prometteur. Elles sont souvent soutenues financièrement par le canton pour faire leurs premiers pas mais, lorsqu’il s’agit de croître, la finance privée doit prendre le relais.
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Christian Barbier cherche justement à stimuler la croissance des entreprises régionales. Convaincu du potentiel existant, il a quitté l’administration cantonale pour créer la société Creative Business Acceleration. «Il nous faut quelques succès économiques majeurs dans la décennie à venir, comparables à ceux que la génération précédente a su créer avec des réussites de PME importantes comme PX Group ou Etel», note celui qui a aussi connu une première vie dans l’horlogerie, l’informatique et en finance.
Fondé en 1976 à La Chaux-de-Fonds par l’industriel Pierre-Olivier Chave, le premier évolue dans la métallurgie et emploie quelque 500 personnes dans le monde. Spin-off de l’EPFL, né en 1974, Etel et ses 250 employés commercialisent des moteurs depuis le Val-de-Travers.
Ces deux sociétés ont eu pour trait commun de viser des nouveaux créneaux industriels en pleine crise horlogère. Aujourd’hui, quelques entreprises explorent de nouvelles activités, comme l’informatique. Peu connu hors des frontières cantonales, le neuchâtelois Cloudbees s’est taillé une réputation internationale dans le logiciel pour le traitement continu des données dans les entreprises. Agé de huit ans, il a levé 120 millions de dollars depuis sa naissance.
Attirer de nouveaux habitants
Après avoir étoffé son CV de physicien à Boston, Genève ou encore Zoug, Renaud Irminger est lui revenu au pays pour créer Travizory en 2019. La start-up propose une solution d’automatisation des formalités pour l’accueil des voyageurs internationaux. Un premier contrat de 10 ans a été annoncé mi-avril avec les Seychelles.
Le chef d’entreprise, qui dirige déjà une équipe de 65 personnes (dont 15 à Neuchâtel), ne cache pas avoir hésité avant d’implanter sa société dans le canton de Neuchâtel. La qualité de vie l’a très vite convaincu de la justesse de son choix.
Attirer de nouveaux habitants. C’est aux yeux de Jean-Nat Karakash le grand défi de la prochaine législature, maintenant que l’attractivité fiscale du canton s’est améliorée. Et si les nouveaux arrivant disposent d’une fibre entrepreneuriale prononcée, personne n’y trouvera visiblement rien à redire.
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«L’horlogerie a vécu sur le registre de l’authenticité, elle doit intégrer la numérisation et la durabilité à son récit»
Professeur d'économie territoriale à l’Université de Neuchâtel, Olivier Crevoisier s’intéresse au développement régional depuis plus de trente ans et suit celui de son canton avec attention.
Le Temps: Est-ce que Neuchâtel doit s’affranchir davantage de son passé industriel?
Olivier Crevoisier: Pendant longtemps, dans cette région, on a vécu avec l’idée que le développement d’emplois exportateurs suffisait pour attirer de la population et payer le développement des infrastructures. En fait, d’autres mécanismes se sont imposés. L’évolution démographique est aujourd’hui liée à l’attractivité territoriale. Si vos habitants vont dépenser leur argent ailleurs parce que c’est plus agréable et que peu de gens viennent dépenser chez vous, votre région perd obligatoirement de sa substance. Par exemple, ces dernières années, les régions qui se sont développées sont situées sur les bords des lacs, là où les conditions résidentielles sont attractives, même s’il n’y a pas d’emplois exportateurs.
Il faut donc avant tout promouvoir le territoire comme un lieu de résidence et de consommation?
Les autorités doivent travailler en même temps la compétitivité économique et l’attractivité territoriale. Il faut aussi reconstruire des circuits courts, locaux, tout en sachant que ceux-ci s’inscrivent dans un système plus grand, globalisé. La concurrence s’est intensifiée. Nous nous trouvons actuellement dans un environnement où chaque région espère se vendre en se mettant en scène.
Que peut offrir l’horlogerie pour mettre en place un marketing régional?
Dans cette symbolique, elle joue un rôle très important. Elle forge l’identité à l’intérieur de la région, mais renvoie aussi une image à l’extérieur. Pendant une quarantaine d’années, l’horlogerie a vécu sur le registre de l’authenticité, en se focalisant sur son origine avec la montre mécanique. Aujourd’hui, elle doit impérativement se raccrocher à deux tendances de fond: la durabilité et la numérisation. Il faut renouveler ces «récits» en permanence. Les Valaisans font cela très bien.