Pour commenter la marche des affaires, s’insurger contre les prix de l’énergie qui explosent ou s’enthousiasmer sur le projet de cœur artificiel auquel son entreprise participe, elle n’hésite pas à sortir de l’ombre, montrant à quel point l’industrie peut se conjuguer avec le pronom «elle», heureuse de servir de modèle aux nouvelles générations, elle qui a concilié sa carrière avec l’éducation de ses deux enfants devenus de jeunes adultes.
Du bricolage à la mécanique
Des figures inspirantes, Nicola Thibaudeau en a croisé. A commencer par sa maman, qui a élevé 11 enfants – six filles et cinq garçons – dans la petite ville de Deux-Montagnes. Située à 35 kilomètres de Montréal, dans les Laurentides, la localité doit le maintien de sa liaison ferroviaire avec la métropole au combat acharné que cette femme a mené. «Bientôt, ce sera un RER, et il y aura des dessertes toutes les sept minutes», raconte non sans fierté la cheffe d’entreprise, assise à la grande table de son bureau vitré qui surplombe la zone industrielle de Boujean, à l’est de Bienne.
Pour illustrer son propos, elle zoome sur Google et pointe le lac au bord duquel elle a grandi dans les années 1960. Doté du même nom que la ville de son enfance, il a servi de théâtre aux loisirs de ses jeunes années, marquées par un fort penchant pour le bricolage: «Nous étions tous abonnés à une revue. Moi, je recevais Lisette. Il y avait une page bricolage, et c’est la première chose que je regardais: comment faire une radio avec des fils ou une cabane dans les arbres.»
Avide de sensations fortes, Nicola Thibaudeau se met au parachutisme dès l’âge de 16 ans. Deux ans plus tard, lors d’un séjour en Floride dédié à cette activité, la jeune femme décide avec une amie de sillonner l’Amérique en vivant de petits boulots. Leur périple les mène en Californie, où elle rencontre une physicienne de la NASA. «Elle avait accompli un parcours formidable. Je me suis dit que c’était là-dedans que je voulais aller, car j’étais attirée par tout ce qui était aérien», souligne celle qui passera plus tard son brevet de pilote.
Après un premier essai en physique, elle optera finalement pour le génie mécanique et atterrit dans un monde d’hommes – trois filles sur une centaine d’étudiants – qui est loin de la perturber. «Comme je baignais déjà dans un environnement masculin en faisant du parachutisme, je ne voyais pas la différence et c’était naturel pour moi.»
D’ailleurs, son genre ne l’empêche pas d’être repérée par IBM, pour qui elle réalise un projet dans le cadre de ses études avant de rejoindre, au milieu des années 1980, son centre de recherche et de développement québécois de Bromont. «Technologiquement, c’était très, très avancé», se souvient l’ingénieure qui y travaille notamment sur un système de gestion de production. «Il y avait une décision de faire des usines lean [extrêmement agiles], poursuit-elle, à une époque où ce concept était encore complètement inconnu. Imaginez-vous: on était dans les années 1980, il n’y avait pas encore internet et nous avions déjà des outils pour réserver des salles et organiser des séances.»
Si Nicola Thibaudeau a choisi de travailler pour le fabricant d’ordinateurs, c’est aussi parce qu’il lui offre la possibilité de voyager. Pour les besoins d’un projet, elle se rend à La Chaux-de-Fonds. Elle tombe sous le charme de la Suisse, de ses montagnes et de la gentillesse de ses habitants. Tout se met très vite en place.
En 1990, la voilà engagée dans une usine des Montagnes neuchâteloises. Elle s’intègre une nouvelle fois très bien dans ce monde d’hommes: «Pour eux, mieux valait une femme canadienne qu’un homme du Bas», relève-t-elle, faisant allusion à la légendaire rivalité entre la cité horlogère et le chef-lieu du canton. D’ailleurs, elle fait très vite ses preuves: «J’ai appliqué les méthodes de résolution de problème que j’avais apprises chez IBM, notamment avec les déchets de production et nous avons explosé les résultats.» A tel point qu’elle devient rapidement directrice du site.
«C’est quoi, l’ESA?»
Mais quelques années plus tard, l’entreprise est mise en vente, et Nicola Thibaudeau comprend qu’il est temps pour elle de faire ses bagages. «Un client me propose alors de rejoindre Mecanex, une entreprise de sa famille qui travaille pour l’ESA et qui n’a pas de repreneur. Je me demande: c’est quoi ça, l’ESA?» La voilà rattrapée par son amour de l’espace puisqu’elle découvre qu’il s’agit de l’Agence spatiale européenne. En 1994, elle rachète la société avec un partenaire. Le début d’une nouvelle aventure qui la mènera jusqu’en 2003. Sur fond de concentration du secteur spatial, Mecanex est vendue à Ruag.
L’industrielle met alors son expérience à profit dans divers conseils d’administration mais se languit de l’«opérationnel». «C’est peut-être la seule période où le fait d’être une femme m’a desservie, lâche-t-elle après un temps de réflexion. Là, c’est clair que j’étais défavorisée, car peu d’entreprises avaient le courage d’engager une directrice.»
Le salut viendra d’une société d’investissement étrangère qui, via un chasseur de têtes, lui propose de prendre les commandes d’une PME en difficulté dans l’Arc jurassien. «Je suis tombée en amour de la boîte et des gens qui y travaillaient, se souvient la directrice de MPS. C’était une entreprise qu’une mauvaise stratégie avait menée à la déconfiture. Trois cents licenciements avaient été prononcés l’année précédente.»
Les recettes apprises et appliquées durant sa carrière font très vite à nouveau des merveilles: «Nous avons laissé tomber les produits pour lesquels nous ne maîtrisions pas tout et recréé des équipes compétentes.» Résultat: en vingt ans, les effectifs ont été multipliés par quatre. Aujourd’hui, l’entreprise qui fabrique des pièces pour l’horlogerie, le médical ou encore le domaine de l’automation occupe 480 personnes sur ses sites de Bienne et de Bonfol (JU). «Pour moi, la clé du succès a toujours été une solide maîtrise des processus», conclut Nicola Thibaudeau, avant de glisser: «Nous sommes en train de boucler l’exercice 2022 et devrions avoir réalisé un exercice record.»
Profil
1960 Naissance à Deux-Montagnes, près de Montréal.
1984 Diplômée en génie mécanique de l’Université McGill.
1990 Rejoint l’entreprise neuchâteloise Cicorel.
1994 Achète avec un partenaire la société Mecanex à Nyon.
2003 Prend la direction de l’entreprise MPS à Bienne.
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