La «symphonie des crayons» de Caran d’Ache
Prix SVC Genève (6/6)
AbonnéQuelle petite main suisse n’a pas appris à écrire avec les crayons produits par la célèbre manufacture? Finaliste du Prix Swiss Venture Club Genève 2021, Caran d'Ache tient dur comme fer à sa nationalité helvétique

Pourquoi Caran d’Ache, Serbeco ou encore la Cave de Genève ont-elles séduit le jury du premier Prix SVC Genève? Chaque semaine, Le Temps, partenaire de cette initiative, vous fait découvrir une facette inspirante des six finalistes de cette première édition dont le lauréat sera connu le 4 novembre.
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Après avoir assisté à la méticuleuse fabrication des mines, à leur introduction dans des plaquettes de bois, puis à leur débitage en de longilignes baguettes, nous franchissons une porte. Un petit bruit répétitif capte immédiatement l’attention auditive: tic, tic, tic.
Le regard suit. A un rythme cadencé, allongés sur un tapis roulant, les crayons défilent et vont se déverser dans des caissettes. Leur tour de piste représente l’une des dernières étapes de la fabrication des crayons Caran d'Ache, juste avant que ceux-ci ne soient revêtus de leur manteau d’apparat et gravés à l’effigie de la société établie à Thônex (GE).
«C’est la symphonie des crayons», chuchote Carole Hubscher, présidente depuis une dizaine d’années de l’entreprise familiale, finaliste du premier Prix Swiss Venture Club Genève (SVC). Fondée en 1915 par trois entrepreneurs genevois pour fabriquer des crayons en graphite, la maison a été rachetée en 1924 par le Saint-Gallois Arnold Schweitzer. Dans les années 1930, l’arrière-grand-père de l’actuelle dirigeante rentre à son tour dans le capital de l’affaire.
Des airs de «Charlie et la chocolaterie»
Depuis quelques mois, la présidente, qui conjugue sa carrière avec l’éducation de trois filles âgées de 12 à 18 ans, occupe aussi le poste de directrice générale. Non pas qu’elle cède à des tentations totalitaires, mais parce que «le directeur a quitté son poste pour des raisons personnelles». «J’étais déjà très impliquée dans l’entreprise, les gens et les clients me connaissent bien et en plein covid, cela s’est imposé comme cela.»
La manufacture dont elle tient les rênes aurait représenté une belle source d’inspiration pour Roald Dahl, auteur en 1964 de Charlie et la chocolaterie, porté à l’écran par Tim Burton en 2004. Carole Hubscher en est la première consciente: «Ça touche à notre enfance, nous avons tous eu du Caran d’Ache à l’école. C’est lié à des moments d’émotions sympathiques.»
Sa société ne se prive pas d’entretenir ce lien, restant le principal fournisseur des établissements scolaires du pays. Elle s’est créé une place à part dans son pays natal, qui représente son principal marché, même si les crayons, gouaches et autres stylos fabriqués dans la banlieue genevoise sont aussi acheminés dans d’autres pays. Outre-frontière, ils séduiront en premier lieu une clientèle aisée: «Le nerf de la guerre, c’est le positionnement», souligne Carole Hubscher: «C’est au niveau de la qualité qu’on va faire la différence, trouver par exemple le pigment qui va offrir une résistance optimale à la lumière.»
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Mélange d’artisanat et d’industrie
Où qu’ils aillent, les crayons, Néocolor et autres stylos Caran d’Ache émaneront toujours des ateliers de Thônex car, malgré des coûts de production plus élevés, l’entreprise n’a jamais succombé aux sirènes de la délocalisation. «Une manufacture, si vous la délocalisez, vous ne la rapatriez plus jamais ou, en tout cas, cela vous coûte très cher et vous perdez vos talents et votre savoir-faire», relève sans l’ombre d’une hésitation Carole Hubscher, entre deux bonjours à ses collaborateurs.
La patronne semble d’ailleurs connaître le prénom de chacun de ses 280 employés (dont 250 à Thônex). Parce qu’elle est d’un tempérament chaleureux. Mais aussi parce que, selon elle, «la plus grande richesse de Caran d'Ache, c’est les hommes et les femmes qui la composent». Des experts dotés de compétences qu’elle n’hésite pas à qualifier d’«uniques».
Aux avant-postes se trouve le maître des couleurs, son «professeur Tournesol» autour duquel gravite toute une série de professions peu connues, par exemple le fileur de mines, crucial dans la production du cœur du crayon. «La préparation des mines, c’est la trace qu’on va laisser sur le papier et c’est là que vous allez faire une grande différence au niveau de la qualité.»
Acquis au fil des décennies, toujours amélioré, ce savoir-faire s’appuie sur quelque 90 métiers. «Certaines tâches ne sont pas automatisables, car Caran d'Ache, c’est aussi de l’artisanat», note Carole Hubscher. Parfois de la haute joaillerie. L’entreprise collabore d’ailleurs avec de nombreux artistes pour mettre au point et promouvoir ses créations haut de gamme. Ils viennent notamment d’envoyer une collaboration avec le bijoutier Carl F. Bucherer.
Une petite infidélité à la Suisse
Caran d’Ache s’autorise tout de même une infidélité à son pays: son bois vient majoritairement d’outre-Atlantique, aucune espèce locale n’étant pour l’heure parvenue à détrôner le cèdre californien. Soutenu par l’agence fédérale Innosuisse et en collaboration avec la Haute Ecole du bois de Bienne, un projet a été lancé il y a trois ans pour trouver des alternatives locales. «C’est un projet stratégique pour nous, mais c’est vraiment un très grand défi, confie Carole Hubscher, par exemple parce que nos essences locales sont beaucoup plus dures et elles ont tendance à casser nos équipements de production.»
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Cette battante ne perd toutefois pas espoir d’y parvenir. Des modèles en pin sylvestre suisse, en arole grison et en hêtre jurassien sont d’ailleurs déjà venus compléter l’assortiment de la marque, qui affirme produire en moyenne quotidienne la distance de «Genève à Rome» en crayons mis bout à bout.
Déménagement à venir
Qu’en est-il des autres articles de papeterie? Les stylos et les porte-plumes jouent leur partition d’acier dans une autre partie de l’entreprise, dans une tonalité beaucoup plus industrialisée, mais pas moins lucrative. Selon la société, ils participent plus ou moins à la moitié d’un chiffre d’affaires dont le montant n’est pas rendu public.
D’ici trois à quatre ans, comme les crayons, ils seront tous fabriqués à Bernex dans un nouveau bâtiment en projet. Le concours d’architecture est en cours. Premier objectif de ce déménagement: disposer d’un bâtiment fonctionnel et efficace énergétiquement. Mais le but, c’est aussi de faciliter l’accès à l’entreprise. Histoire de recruter plus facilement les futurs orfèvres de l’écriture pour continuer à apprendre aux petits Suisses à manier le crayon.