Thierry Mauvernay: «La Suisse n’est pas une start-up nation»
Entreprises
AbonnéLe patron de Debiopharm est tombé très tôt dans la marmite de l’entrepreneuriat. «Le Temps» l’a rencontré à l’occasion de la sortie d’un livre qu’il consacre à la thématique

«Malheureusement, l’expérience, c’est une lanterne accrochée dans le dos qui éclaire le chemin passé.» Thierry Mauvernay ne cache pas son amour des locutions et autres citations qui l’ont inspiré dans son riche parcours d’entrepreneur et d’investisseur. Attribuée à Confucius, cette citation résume l’envie de transmettre qui a animé le président de la société pharmaceutique valdo-vaudoise Debiopharm pour écrire, avec l’aide de Giuseppe Melillo, son premier ouvrage. Dans Ecouter et oser pour entreprendre avec succès, celui qui a créé sa propre société dans le secteur cosmétique avant de rejoindre, à près de 50 ans, l’entreprise familiale, identifie les conditions de la réussite dans une économie en profonde mutation.
Le Temps: Quelles sont les qualités essentielles qu’un entrepreneur se doit d’avoir aujourd’hui?
Thierry Mauvernay: Il n’y a pas de recette magique mais si on veut éviter 50 à 70% des erreurs, il y a des règles à suivre. Avant toute chose, il faut avoir une vision. Sans cela, j’ai coutume de dire que c’est un peu comme si un capitaine levait l’ancre sans connaître sa destination, ce qui n’a pas de sens. Il faut aussi se montrer très sensible à son environnement, y être perméable. C’est d’ailleurs pour cela que j’utilise le verbe «écouter» dans le titre de ce livre.
Vous insistez aussi beaucoup sur l’importance du client. On a tendance à l’oublier?
Il faut en effet penser «client» plutôt que «technologie». Nos deux fonds d’investissement reçoivent au total environ 500 dossiers par an [le groupe Debiopharm dispose d’une société d’investissement qui soutient le développement des autres activités, ndlr]. Beaucoup de ces créateurs sont amoureux de leur technologie, alors que c’est de son client qu’il faut être amoureux. Un bon entrepreneur devrait la plupart du temps être essentiellement orienté client dans une démarche marketing. Le bon exemple est Jeff Bezos. Le fondateur d’Amazon a, avant tout, écouté les clients et pris en compte l’évolution des modes de vie, le consommateur souhaitant un choix énorme de produits disponibles 24h/24. La technologie n’est qu’outil pour satisfaire cette demande.
Vous conseillez aux jeunes entrepreneurs de s’entourer de coachs ce qui est encore peu répandu en Europe.
On a trop souvent du mal à prendre conseil auprès d’autrui. On estime que c’est une faiblesse alors que, selon moi, c’est un signe d’intelligence. Dans ce livre, je cite l’exemple de Steve Jobs qui est allé voir Bernard Arnault, le président du groupe LVMH, en lui demandant: «Nous voulons créer des magasins pour nos produits. Comment pouvons-nous nous y prendre?» Si lui n’a eu pas de complexe à le faire, pourquoi une start-up ne s’en inspirerait-elle pas? Un autre point me paraît crucial, c’est garder le sens de l’urgence. Souvent, l’entrepreneur veut se laisser du temps pour avoir un produit parfait. C’est d’ailleurs un peu un défaut d’ingénieur mais c’est une erreur. C’est comme si Microsoft avait attendu d’avoir Windows 365 pour démarrer. Il y a un momentum. Un moment où il ne faut pas hésiter à se lancer, le principal ennemi des jeunes entreprises étant la perte de temps. Selon une étude de l’investisseur américain Bill Gross, le timing compte pour 42% dans la réussite d’une start-up. L’équipe, 32% et le produit, seulement 28%. Le financement ne contribue au succès qu’à raison de 14%.
Un autre élément est capital, selon vous: dédramatiser l’échec.
Je vois beaucoup trop d’entrepreneurs qui s’accrochent à leur start-up comme si leur vie en dépendait, alors que l’échec est inhérent à toute prise de risque. Aux Etats-Unis, environ 90% des start-up mettent la clé sous la porte après six mois, ce qui permet à leurs créateurs de lancer de nouveaux projets. En Europe et notamment en Suisse, c’est bien souvent le contraire. Au bout de trois ans, 90% des entreprises sont encore là. Alors qu’il faut accepter l’échec et rebondir avec plus d’expérience.
Vous citez d’ailleurs une anecdote intéressante à ce sujet, votre rencontre avec le champion d’athlétisme Usain Bolt.
Quand j’ai eu la chance de le rencontrer, il m’a dit: «J’ai appris à perdre avant d’apprendre à gagner.» Cette observation m’a beaucoup marqué. Les start-up, c’est une compétition avec, le plus souvent, un seul vainqueur. Une entreprise ne peut pas toujours gagner. Il faut par contre apprendre à se relever rapidement. Une exception à cela, c’est lorsqu’il y a une vision et une anticipation très fortes, soutenues par des signaux clairs ou des tendances inéluctables, les politiques et les investisseurs devraient alors pouvoir prendre le risque de soutenir une innovation disruptive, comme cela a été le cas pour Amazon et Tesla, par exemple, qui ont perdu de l’argent durant plus d’une décennie.
Plutôt que de mettre la clé sous la porte, beaucoup d’entrepreneurs optent pour une vente rapide.
C’est une tendance que je regrette. Avant même d’avoir développé leur produit, beaucoup d’entrepreneurs pensent déjà à l’exit et à la vente de leur entreprise parce qu’il y a ce fameux mythe du «serial entrepreneur». Mais à mon avis, ce mythe est partiellement faux! Est-ce que Bill Gates, Steve Jobs, Bernard Arnault, Edison ou Ford ont vendu? Non. Historiquement, la personnalité du fondateur a joué un rôle central dans le succès de la plupart des grandes sociétés technologiques telles que Microsoft, Apple, Hewlett-Packard, IBM, Google ou Amazon. Si d’emblée, vous ne pensez qu’à vendre votre entreprise, cela vous prive de la vision à long terme qui doit vous habiter et vous porter. Si vous optez pour un exit rapide, vous vendrez avant tout une technologie, plus qu’une entreprise. Ce qui impactera très logiquement le prix de vente. Ce qui fait la valeur d’une entreprise, beaucoup plus que ses produits ou sa technologie, ce sont plutôt l’équipe, les clients, le business model, son écosystème, etc.
Comment évaluez-vous aujourd’hui la Suisse en matière d’entrepreneuriat?
Je ne crois pas que la Suisse soit une start-up nation. Pourquoi? Parce que les jeunes entreprises ont du mal dans notre pays à promouvoir une nouvelle technologie disruptive. Notre force, ce n’est pas l’innovation de rupture mais, par contre, l’innovation incrémentale, parce que nous savons très bien fabriquer ou améliorer des produits existants et avons d’excellents ingénieurs. En plus, nous ne disposons pas des outils financiers pour encourager l’entrepreneuriat de rupture. Nous devons revoir notre approche du risque et du capital-risque à la manière de la Corée du Sud, par exemple. Ce pays est parti avec une véritable volonté politique qu’il a transformée en actions, en se dotant d’aides au développement, de terrains mis à disposition, de financement d’infrastructures et jusqu’à dédramatiser l’échec dans l’esprit des entrepreneurs.
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Comment créer un véritable esprit d’entreprise?
Le premier problème est individuel. En Suisse, nous n’avons pas assez le goût du risque parce que nous dramatisons trop l’échec. Quand vous avez un enfant, vous rêvez qu’il travaille chez Nestlé, pas qu’il crée une start-up. Ensuite, le changement doit être aussi sociétal. Il faut accepter de développer le partenariat public-privé, par exemple en mettant en place des politiques adaptées comme la France l’a fait avec la Banque publique d’investissement (BPI) qui, je cite, «accompagne les entreprises pour voir plus grand et plus loin», de l’amorçage jusqu’à la cotation. Le public doit aider le privé à se lancer. La Suisse a su développer un partenariat public-privé exemplaire avec l’apprentissage mais dès que cela touche au financement de l’entreprise, cela devient impossible. Pourtant, aux Etats-Unis, Tesla a reçu 7 milliards du gouvernement. Moderna a aussi touché plusieurs milliards de dollars. Quelle entreprise percevrait de tels montants en Europe?
Est-ce que vous voyez tout de même des entreprises de poids émerger en Suisse?
La Suisse a un potentiel énorme pour devenir une start-up nation, mais elle peine à le développer. Le fruit du travail académique est souvent brillant, mais il ne se traduit que trop rarement en produit. Ce sera le cas tant qu’on n’arrivera pas établir un pont entre les universités et l’industrie. Cette perméabilité académie-industrie est primordiale au même titre que le partenariat public-privé, et tant que nous ne développerons pas ces deux pôles, à mon avis cruciaux, nous aurons des difficultés à faire émerger des entreprises de poids en Suisse. Notons toutefois qu’une intervention directe des autorités n’a, à ma connaissance, jamais eu de succès. Pour être très efficace – mais j’ai conscience que c’est dur à faire accepter – ce ne sont pas les jeunes entreprises que l’Etat devrait aider, mais les fonds de capital-risque en leur octroyant une prime de risque, car ceux-ci vont faire plus que financer les start-up. Ils vont également les coacher. C’est d’ailleurs une pratique courante dans de nombreux pays, notamment au Canada.
Pourtant, la Suisse est régulièrement désignée championne du monde de l’innovation.
Ces classements prennent en compte le nombre de brevets déposés rapporté à la population. Beaucoup de multinationales déposent en Suisse les brevets qui sont le résultat de recherches menées dans leurs filiales à l’étranger. Le nombre de holdings dans le pays et la stabilité politique font aussi partie des principaux critères retenus. Forcément, ces classements sont favorables à la Suisse. De même, on disait que la Suisse était numéro un du numérique. On a bien vu que ce n’était pas le cas. C’est la Californie. Nous manquons d’une photographie correcte de la situation dont nous avons pu nous passer jusqu’à présent, car nous avions beaucoup d’avantages pour attirer des multinationales, comme la fiscalité et la paix sociale. Les temps risquent de devenir plus difficiles avec notamment l’imposition universelle, la transparence financière et le coût de la vie très élevé en Suisse. Je connais des responsables de filiales étrangères qui disent: «Je ne peux plus défendre ma présence en Suisse face à ma direction américaine.» La Suisse va donc devoir créer son propre écosystème économique. Elle a un grand atout, c’est qu’elle est très ouverte aux étrangers. D’ailleurs, près des deux tiers des créateurs de start-up en Suisse sont étrangers. Pour rester dans la course et garder notre compétitivité, il faut continuer à attirer des talents et basculer d’une nation d’ingénieurs à une nation d’entrepreneurs. Nous pouvons nous inspirer des réalisations de pays de taille similaire à la nôtre tel Israël, qui avec un écosystème de 350 incubateurs crée trois à quatre fois plus de start-up que la Suisse.
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Dans vos propositions, l’Etat est omniprésent. Que devient le libéralisme?
Dans une économie libérale, ce n’est pas parce que l’Etat ne se mêle pas d’économie qu’il doit en être absent. Les Etats-Unis, qu’on ne peut pas soupçonner d’être antilibéraux, interviennent massivement pour soutenir les start-up notamment à travers des mandats de l’armée ou de la politique incitative des Etats. En dix ans, la région de Boston est devenue le centre mondial de la biotech à la suite de décisions prises après la crise financière de 2008. Les autorités ont voté des lois sur le génome humain, créé des incubateurs… L’Université Harvard a par exemple lancé un incubateur très sélectif qui accorde peu de financements mais offre un tutorat très fort. En Suisse, le premier million est plutôt facile à trouver par l’intermédiaire de prix, de bourses ou auprès des «friends and familly», mais nous manquons d’un accompagnement et de coaching. Je me permets de le répéter: écoutons et utilisons l’expérience des autres. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai écrit ce livre, afin de permettre aux entrepreneurs d’anticiper les erreurs malheureusement trop classiques et de leur faire gagner de temps et leur éviter aussi certains échecs.
En vous écoutant ou en lisant votre livre, on perçoit à quel point vous êtes passionné par l’entrepreneuriat.
Je trouve magnifique de créer. J’ai beaucoup d’admiration pour cet acte et je me définis comme un autodidacte de la création d’entreprise. J’ai écrit ce livre après quarante-cinq ans d’expérience pour transmettre mon expérience et communiquer ma passion. Sans passion, il sera très difficile de réussir votre entreprise parce qu’il y aura forcément des hauts et des bas et vous devrez faire preuve d’une incroyable résilience. D’autant plus que tous les paramètres ont changé, il est nécessaire de s’adapter à une vitesse folle, et il y a des nouvelles données que nous ne pouvons plus ignorer, ce sont l’accélération phénoménale de l’innovation technologique et la révolution climatique, nous sommes tous dépendants les uns des autres, vivant sur une petite planète aux ressources limitées dont nous devons nous sentir responsables.
Votre livre fourmille de citations. Si vous deviez en choisir une, ce serait laquelle?
J’aime beaucoup une phrase de l’écrivain Kipling, «Il faut prendre un maximum de risques avec un maximum de précautions.» Je ne suis pas du tout un casse-cou mais je crois qu’à un moment, il faut oser se lancer, mais en ayant bien réfléchi. Quand j’ai rejoint mon père, à 48 ans, je me suis dit, notre modèle d’affaires est un modèle de l’échec, seule une molécule sur 10 000 devient un médicament. Il nous est donc impératif de le dérisquer. Cela m’a conduit à créer notre entité de gestion d’actifs, Après-demain SA. D’autre part, une phrase de Saint-Exupéry m’inspire aussi beaucoup: «C’est l’esprit qui mène le monde et non l’intelligence.» Cela implique qu’il faut avoir une vision à long terme pour son entreprise. Je me permets d’ajouter une troisième citation de Simone de Beauvoir: «Il faut oser l’incroyable aventure d’être soi-même.»
Ecouter et oser pour entreprendre avec succès, Thierry Mauvernay, avec le concours de Giuseppe Melillo, Editions Le Cherche midi, 192 pages.