Il est depuis 2016 le nouveau directeur général de Syngenta, l’entreprise bâloise rachetée par le géant chinois de l’agrochimie ChemChina pour 43 milliards de dollars. Comment Erick Fyrwald voit-il l’avenir de l’agroalimentaire à 10 ou 15 ans? Comment compte-il répondre aux inquiétudes de la population et aux critiques des ONG? En définissant des critères de durabilité sur des bases scientifiques et non pas politiques.

Le Temps: Quel est l’avenir du glyphosate, toujours aussi contesté, même si l’Union européenne n’a pas rendu de décision cette semaine sur son éventuelle interdiction? Et quel en sera l’impact sur vos affaires?

Erick Fyrwald: Nous utilisons du glyphosate parmi d’autres ingrédients dans certains de nos produits, mais ce n’est pas un gros enjeu économique pour Syngenta. Au final, les produits qui contiennent cette molécule ne représentent qu’à peine 2% de nos ventes.

A la différence de Monsanto pour qui cet herbicide représente près d’un tiers de son chiffre d’affaires…

Au-delà du cas particulier du glyphosate, la vraie question est ailleurs. Nous sommes inquiets qu’en Europe le processus réglementaire devienne trop politique. Il faut évidemment s’interroger sur les possibles effets nocifs d’un pesticide. Mais sur une base scientifique. Nous avons actuellement une discussion similaire sur les néonicotinoides et la santé des abeilles. Si les néonicotinoides étaient interdits, les agriculteurs devraient utiliser d’anciens pesticides moins ciblés qui seraient nocifs pour l’environnement.

D’accord, mais cette substance est-elle oui ou non nocive pour les abeilles?

Il y a de nombreux facteurs qui affectent la santé des abeilles. Le rôle des pesticides reste modeste. Il est donc étonnant que cette discussion porte principalement sur les pesticides, en particulier les néonicotinoïdes. Une étude de la Commission européenne qui se base sur des études de terrain et des rapports d’apiculteurs montre qu’en effet, des maladies comme le Faulbrut américain ou des parasites comme l’acarien Varroa et le manque de bonne nourriture ont des effets bien plus néfastes sur les abeilles. Voilà pourquoi même des scientifiques qui critiquent les néonicotinoïdes s’opposent à leur interdiction tant qu’il n’y a pas de bonnes alternatives à proposer aux paysans.

Que se passerait-il si l’Union européenne finit néanmoins par bannir le glyphosate?

Il existe un grand nombre d’autres herbicides.

Sont-ils moins efficaces?

Oui. Ils sont moins efficaces et plus sélectifs. Et ils doivent être utilisés différemment. Mais on trouvera des solutions si cette substance devait être interdite. Ce qui me semble le plus important, c’est que les régulateurs européens aient une approche basée sur la science.

Vous parlez de décisions prises sur des bases scientifiques. Il existe de nombreux rapports qui documentent les effets néfastes du glyphosate. Pour la santé. Et pour l’écosystème en général. Comme par exemple cette étude récente qui montre comment des concentrations incroyables de cet herbicide dans le fleuve Mississipi ont abouti à la destruction de la vie marine dans le Golfe du Mexique…

Nous ne vendons pas de glyphosate donc nous vous suggérons de vous adresser à Monsanto. Dans le cas du Mississipi, le vrai problème est la concentration considérable de fertilisants qui favorisent l’apparition d’algues, qui retiennent le soleil et qui provoquent en effet la disparition d’espèces marines.

Monsanto se trouve actuellement sous les feux de la critique. Mais l’ensemble de l’industrie est concernée…

Chez Syngenta, nous avons évolué dans notre manière de procéder. D’abord en cherchant le dialogue avec les ONG qui se sont historiquement focalisées sur des produits particuliers. Ce que nous essayons de faire, c’est d’écouter ce qu’elles ont à dire pour ensuite élargir le débat. Il s’agit au final de déterminer ce qui est nécessaire si l’objectif est à la fois de nourrir la population mondiale et de pratiquer une agriculture véritablement durable. On ne devrait pas miser sur une seule façon de cultiver. Il faut une vue d’ensemble.

Quelles sont les idées reçues qui parasitent la discussion, selon vous?

Si vous faites un sondage, 95% des gens assimilent agriculture bio et agriculture durable. Avec comme corollaire de vouloir remplacer tous les produits chimiques par des pesticides organiques. Il faut être clair: tout ce qui est naturel n’est pas forcément bon pour la santé et pour l’environnement. La ciguë est un produit naturel, mais c’est aussi un poison.

Comment jugez-vous l’industrie du bio en pleine croissance?

C’est une industrie intéressante car les consommateurs paient un prix élevé pour ces produits. Nous vendons à ce secteur nos produits, que ce soit des pesticides ou des semences. Et nous respectons bien sûr la liberté de choisir des consommateurs. Cependant ils ne savent souvent pas que l’industrie organique utilise des pesticides. En Suisse, le bio représente 8% de la production et au niveau global 3%. Cela reste donc un secteur de niche bien que le marketing soit très bon. La plupart des gens pensent que ces produits ont une meilleure valeur nutritive, mais cela est plus de la publicité qu’un fait réel. Par ailleurs, la production bio ne produira jamais assez pour nourrir le monde.

Vraiment?

Des études menées par les gouvernements ne démontrent pas de bénéfices additionels mais les gens sont prêts à payer plus cher pour ces produits. Tant mieux, c’est bon pour Syngenta et les agriculteurs. Le défi tient au fait que les parcelles organiques ont 40% de rendement en moins et ont besoin d’être traitées plus souvent.

Vous parlez d’échanges avec les ONG. Ne faut-il pas plutôt parler d’un dialogue de sourds?

Au contraire, la qualité de la conversation s’améliore. Nous coopérons et sommes partenaires avec des ONG telles que US AID, Nature Conservancy et beaucoup d’autres. Au World Economic Forum (WEF), l’an passé, je me trouvais à une session sur le réchauffement climatique où il a été rappelé que l’agriculture génère 30% des émissions de CO2. J’ai participé ensuite à un débat sur la crise mondiale de l’approvisionnement en eau douce consommée à 70% par l’agriculture. On ne réglera pas les grands problèmes environnementaux de la planète sans se mettre d’accord sur une définition de l’agriculture durable. Pour la première fois, à Davos, j’ai entendu des représentants d’ONG pourtant traditionnellement très anti-technologies poser la question: est-il bien vrai que les OGM peuvent contribuer à diminuer les émissions de gaz à effet de serre? Les positions et les mentalités évoluent.

Pourquoi investir dans une compagnie de drone en Valais?

C’est excitant car cela aidera les cultivateurs à utiliser le bon produit au bon endroit avec moins de dérive que d’autres techniques d’épandage. Typiquement dans des champs très humides et des endroits difficiles d’accès pour les tracteurs comme les champs de vignes, ce sera un outil très utile car très précis pour combattre les maladies fongiques, les insectes et les mauvaises herbes. Nous croyons dans l’agriculture durable avec une utilisation de pesticides plus sûrs et en moins grande quantité. La technologie des drones correspond à nos objectifs et elle permet aux paysans d’être plus profitables et mieux prendre soin de l’environnement.

Paradoxe, cette technologie incite vos clients à utiliser moins de produits?

Oui, une telle technologie permet d’utiliser en moyenne 30% de produits en moins en fonction du type de cultures. Le traitement par drones est particulièrement efficace pour les vignes et les bananiers, par exemple. Vous pouvez coupler en plus cela avec une cartographie des cultures par les drones qui vous permet de traiter les plantes qui en ont besoin et pas l’intégralité d’une parcelle.

Quelle est la voie que vous suggérez si vous menez au même niveau agriculture traditionnelle et bio?

Nous avons besoin d’entamer un nouveau débat sur l’agriculture et une discussion sur ce qui est considéré comme durable. Il faut prendre en compte de multiples facteurs. Il faut éviter que les gens meurent de faim à cause d’une sous-production, il faut limiter les émissions de gaz carbonique et l’utilisation de l’eau, il faut enfin veiller à une utilisation efficiente des sols. La production bio ne produira jamais assez pour nourrir le monde entier. Par contre, ses effets sur les émissions de Co2 et l’utilisation de l’eau sera beaucoup plus importante que l’approche traditionnelle. Ce n’est pas durable. Tout le monde veut du bio mais bien peu de gens savent que l’agriculture biologique a également un impact et nécessite plus de travail dans les champs.

Que faites-vous pour encourager une agriculture plus productive tout en diminuant les effets négatifs qu’elle a entraîné durant des décennies?

Notre but est d’aider les agriculteurs à nourrir le monde en toute sécurité et tout en prenant soin de notre planète. Nous avons un plan au niveau mondial, le Good Growth Plan, qui comprend la formation de 17 millions d’agriculteurs, bientôt 20 millions et la plupart des propriétaires de petites propriétés, afin d’améliorer leurs pratiques. De notre côté, nous travaillons sur de nouvelles variétés de semences, plus résistantes aux insectes, aux maladies et des produits de protection plus ciblées et efficaces avec des volumes plus restreints.

Quelles sont les avancées les plus notables dans ce domaine?

Au niveau des semences, nous avons développé par exemple un maïs beaucoup moins exigeant en eau. Nous développons aussi en France un blé hybride qui va améliorer le rendement des parcelles de 10 à 50%, selon les conditions. Il sera sur le marché en 2021.

Ce ne sont pas des OGM?

Non, c’est une approche moderne de la culture des céréales hybrides où l’on travaille sur les marqueurs génétiques de la plante. Mais ce ne sont pas des OGM. Par exemple, dans les semences de légumes, les OGM n’existent pas mais il y a énormément de travail sur l’hybridation avec de formidables succès. Nous produisons ainsi de petites tomates qui s’appellent les «tommies» avec un goût plus sucré. Nous travaillons avec un partenaire qui les vend dans un emballage attractif et les enfants peuvent prendre cela pour leur goûter plutôt que des bonbons. C’est un légume sain, avec un goût et une apparence plus attractifs. Les bénéfices sont énormes pour la santé publique.

Que représentent les OGM pour Syngenta?

Les OGM représentent 8% de nos ventes. Avec ce type de produits, beaucoup moins de pesticides sont utilisés. Vous prenez un gène d’une bactérie et le mettez dans la plante qui va produire sa propre protection contre les insectes. Pour moi, c’est plus sain que de mettre des tonnes de pesticides sur des céréales bio. Mais nous adoptons notre offre en fonction de ce que veulent les pays pour leurs consommateurs. Les Etats-Unis, le Brésil et l’Argentine acceptent les OGM, par exemple, ce qui leur permet de réduire de manière significative les pesticides et les fongicides et en traitant moins leurs terres, ils deviennent neutres en termes d’émission de gaz carbonique.

Quel est le potentiel de l’hydroponie?

Cette technique s’applique avant tout à la culture des légumes. Nous faisons beaucoup de recherche et de développement en Hollande, qui est pionnière dans ce domaine, pour mettre au point les semences adaptées. Nous travaillons aussi à l’amélioration des techniques de culture sous serre. Dans cet environnement très contrôlé, il est possible de considérablement minimiser l’utilisation d’eau et de pesticides tout en améliorant les rendements. Sans toutefois utiliser forcément l’hydroponie. Un domaine fascinant.

Quel impact la numérisation a-t-elle sur votre domaine d’activité?

Elle représente d’énormes opportunités. Mais aussi des menaces si vous ne faites pas les choses correctement. Les agriculteurs ont désormais des logiciels et des machines qui leur permettent de savoir exactement quelles semences ils plantent et à quels endroits. Ils savent quelles quantités de pesticide et de fertilisant ils utilisent. Ils peuvent collecter des échantillons du sol et corréler toutes ces données avec la météo. Donc, au final, mesurer et comparer de manière efficace les performances de leurs différentes parcelles. Ce qui nous permet de notre côté de les conseiller au mieux sur les produits les plus adaptés, sur leurs dosages et sur la manière de les appliquer. C’est l’un des effets bénéfiques de la digitalisation. Aux Etats-Unis, quatre mille agriculteurs sur plus de quinze millions d’hectares utilisent cette technique.

Quel est l’état de la réflexion en Chine sur ces questions?

Je vais très régulièrement en Chine depuis 1990. Jusqu’au tournant du millénaire, il s’agissait pour les Chinois de rattraper leur retard économique, de créer des jobs et de produire assez de nourriture pour tout le monde. Mais les temps changent. La population chinoise comme le gouvernement est très inquiète de la pollution de l’environnement, ils sont désormais très attentifs à la qualité de ce qu’ils mangent. Ils veulent aussi réduire l’utilisation des pesticides. Donc augmenter leur productivité tout en étant respectueux de l’environnement. Si ChemChina a racheté Syngenta, c’est pour que nous les aidions dans cette transition.

Vous venez d’investir près de 7 millions de francs dans un nouveau centre de recherche en Valais. Et en Chine?

Nous sommes très attachés à la Suisse qui reste notre base, notamment en matière de recherche fondamentale. Nous valorisons les avantages de nos locations en Suisse tels que la stabilité politique et la neutralité, les taxes, les droits d’auteurs et les lois du travail qui nous permettent d’accéder facilement aux talents du monde entier. Cela dit, le niveau de formation en biologie et en chimie en Chine est également très élevé. Comme les investissements du gouvernement dans la recherche. Voilà pourquoi nous allons encore resserrer nos liens avec les universités et les instituts chinois. Avec comme objectif de tirer au mieux profit de leurs technologies. Nous sommes particulièrement intéressés par l’effort massif qui est consenti dans la recherche en matière d’édition génétique. La technologie CRISPR, en particulier, va révolutionner notre branche comme beaucoup d’autres.

Etiez-vous dans l’entreprise avant le rachat de Syngenta par ChemChina?

Oui, je suis arrivé à Bâle en 2016.

Comment est-ce de travailler pour un actionnaire chinois?

C’est très intéressant. Les dirigeants de ChemChina ont payé 43 milliards dollars pour Syngenta mais ils n’ont pas placé un seul des leurs dirigeants dans l’entreprise. Ils ont deux sièges sur huit au conseil d’administration, dont la présidence. Ils posent beaucoup de questions mais n’interviennent jamais dans la marche quotidienne des affaires.

Quelle est votre vision de l’agriculture dans dix ou quinze ans?

Nous allons vers un monde où les petits agriculteurs qui utilisent nos technologies, et où les entreprises agroalimentaires, les revendeurs et les consommateurs seront de plus en plus connectés. Ces derniers voudront savoir ce qui est bon pour eux, en fonction de leur bagage génétique. Avec la possibilité de nourriture qui sera de plus en plus sur-mesure. Ces mêmes consommateurs seront aussi très attentifs aux critères de durabilité. Un sacré défi et aussi une belle opportunité.

Encore faudra-t-il s’entendre sur une définition de la durabilité? Il existe un label «fair trade», par exemple, mais pas de label de durabilité?

L’industrie, les ONG responsables, les milieux agricoles et académiques doivent s’entendre sur une définition et sur les moyens principaux pour une agriculture durable. Et il faut que, de son côté, le régulateur prenne ses décisions sur une base scientifique. Nous avons en effet un urgent besoin de ce type de discussion.

Lire également: Les drones d’AgroFly sulfatent avec précision