L’économiste franco-américaine «de la pauvreté», Esther Duflo, était à Lausanne lundi soir pour recevoir le Prix Erna Hamburger. Décerné chaque année par l’EPFL et la Fondation Wish, il vise à encourager la recherche et la promotion des femmes dans les milieux économiques. «Il s’agit de donner à voir des modèles de réussite féminins et d’inciter ainsi les femmes à ne pas abandonner leur carrière scientifique», explique Ashley Puckett, porte-parole de Wish.

Réussite? Cela pourrait être le surnom d’Esther Duflo. A 41 ans, cette fille d’une pédiatre et d’un mathématicien est professeure au Massachusetts Institute of Tech­nology (MIT). Elle y codirige un laboratoire d’une cinquantaine de personnes – le J-Poverty Action Lab (J-PAL) – avec son compagnon, l’économiste indien Abhijit V. Banerjee. Elle est aussi membre du Global Development Council, dont les membres sont nommés par le président Barack Obama. Ce cénacle conseille l’exécutif américain sur l’aide au développement. L’auteur de Repenser la pauvreté ­ (rédigé avec son compagnon) ne jure que par ce qui «fonctionne». Elle milite contre les croyances sur les pauvres et la pauvreté, des «poncifs» qui mènent à l’adoption de politiques souvent vouées à l’échec. Elle a par exemple démontré – preuves à l’appui dans des villages tests au Kenya – que la ­distribution gratuite de moustiquaires (plutôt que leur vente) ne réduisait en rien leur taux d’utilisation, ni ne diminuait leur valeur aux yeux des personnes qui les reçoivent. Au contraire, ce système maximise l’impact global de la prévention contre la malaria.

Le Temps: Comment peut-on définir la pauvreté?

Esther Duflo: Il n’y a pas de seuil. Les Nations unies définissent la pauvreté absolue comme la situation d’une personne vivant avec moins de 1,25 dollar par jour. Ce chiffre peut être divisé par sept quand on parle de l’Inde. En Suisse, cette somme ne permettrait pas de vivre, même avec un logement payé. Les seuils autorisent des comparaisons dans le temps et entre les pays. Mais la pauvreté regroupe un ensemble de facteurs, comme le taux de scolarisation, la mortalité infantile, maternelle, l’inféodation des femmes à leur famille, l’accès à la nourriture, etc.

– En Suisse, sont considérées comme pauvres les personnes n’ayant pas les moyens financiers d’acquérir les biens et les services nécessaires à une vie sociale intégrée. Près de 8% de la population vivrait dans un ménage soumis à ce régime. On peut donc être pauvre dans le pays le plus riche du monde?

– Il y a toujours une tension qui naît de la différence entre pauvreté absolue et relative. Les deux indices sont pertinents et celui que vous mentionnez les intègre avec un seuil et une question d’intégration sociale. Si un requérant d’asile reçoit seulement 10 francs par jour pour vivre en Suisse, il fait partie des gens qui ont le moins de moyens et cela a une conséquence pour lui. L’objectif chiffré peut être atteint, mais le relatif non: il y aura toujours les 5% les plus pauvres d’un pays, d’une société.

– L’économiste français Thomas Piketty, que vous connaissez, ne croit pas au phénomène du «ruissellement», qui voudrait que l’enrichissement des uns profite aux autres, moins riches. Et vous?

– Piketty s’intéresse aux pays riches. Et il n’y a pas dans ce cas de signes qui montreraient qu’il y ait beaucoup de «ruissellement». En tout cas, on n’en voit pas les conséquences positives directes sur les pauvres. Dans les pays du Sud, c’est pareil. Aucune étude ne permet de prouver l’existence de cette redistribution automatique, où les plus riches entraîneraient dans leur sillage les moins riches et ainsi de suite. Il y a par contre des exemples de sociétés où l’élite s’enrichit seule.

– Il faut donc une action politique?

– Quand il existe un effort explicite d’intégrer les plus pauvres pour les faire profiter d’un accroissement de la richesse, alors il y a des possibilités pour que cela fonctionne. Dans le Brésil des années 1960, des écarts énormes ont mené au populisme et à des dépenses budgétaires déraisonnables, puis à l’inflation. Les tensions sociales ont donc réduit la croissance. Il a fallu le président Lula pour lancer une politique de maintien de la croissance qui intègre les pauvres dans ce projet.

– «Le Capital» de Marx est-il, selon vous, un ouvrage de lutte contre la pauvreté?

– Non. C’est une analyse politique théorique de la logique du capitalisme. Il décrit un système déterministe où la concentration des moyens de production amène à une explosion. Il n’y a pas de lutte contre la pauvreté. C’est l’histoire qui avance: le capitalisme est mieux que le féodalisme, etc. Les contradictions du système se résolvent par elles-mêmes. C’est une vision très optimiste!

– Vous participez au Global Development Council. Que proposez-vous au gouvernement américain pour améliorer l’aide au développement?

– Il s’agit de repenser l’architecture de l’aide internationale et des politiques de développement. Durant les années Kennedy, les Etats-Unis jugeaient qu’il était possible de donner un big push à un pays en mettant tellement de ressources que cela le ferait décoller, à l’image du plan Marshall. Mais, aujourd’hui, l’aide extérieure américaine et internationale est moins importante que les budgets des pays en développement. L’argent disponible n’est pas suffisant pour faire la différence. On doit donc penser aux moyens de maximiser les effets de levier. Le premier axe de ce conseil est plutôt financier. Il s’agit de catalyser les ressources privées et publiques et de favoriser les rencontres pour soutenir des projets. Prenons par exemple la construction d’un port dans un pays d’Afrique, projet risqué mais rentable à long terme. Dans ce cas de figure, l’Etat réunirait les investisseurs et jouerait le rôle d’assureur. Le deuxième axe, dont je suis plus proche, consiste à transformer l’aide américaine en un engin d’innovation. L’agence fédérale USAID, qui finance les projets de développement, valide la construction de 50 écoles ici, d’un pont par là et propose du microcrédit ailleurs. Mais est-ce que ça marche? Quels sont les effets de ces actions? Il s’agirait de favoriser l’usage du capital-risque dans des projets porteurs d’un fort retour social. Il faut solliciter des expériences nouvelles, tester des actions sur des lieux choisis au hasard, par exemple sur la question de l’absentéisme en classe. Quand un projet fonctionne localement [comme en Inde du Nord, où le don de 1 kilo de lentilles aux parents venant faire vacciner leurs enfants a permis de décupler le taux de traitement], on peut l’étendre en apportant du conseil.

– Vous vivez aux Etats-Unis. La pauvreté s’y aggrave-t-elle?

– Ce n’est pas mon champ d’étude. Mais je pense que ce sont plutôt les inégalités qui empirent, plus que la pauvreté absolue. Le niveau de vie de la population des 20% des plus pauvres ne s’est pas amélioré ces dernières décennies. Dans ces conditions, voir des personnes devenir obscènement riche a un impact. Cela dégrade la qualité de vie des gens et cela rend le problème plus vif.

– A quel moment pourra-t-on considérer que la pauvreté a été vaincue?

– On ne dira jamais ça. Dépasser le seuil de 1,25 dollar disponible par jour pour les plus pauvres est possible. Mais on se préoccupera toujours du plus pauvre d’entre nous. Et c’est positif.

– Vous seriez anti-idéologique, donc au centre?

– Non, je suis à gauche. Mais je ne suis pas révolutionnaire. En fait, je pense que le système actuel offre énormément de place pour améliorer les choses.