Quatorze pages manquantes
Le rapport définitif est publié en janvier 2017. Il fait 70 pages, alors que la version intermédiaire en comptait 84. Il mentionne bien certaines vulnérabilités du système, mais les mises en garde cardinales ont disparu. Sur insistance de la partie libanaise, bien sûr, mais des documents de travail du FMI, qui n’ont jamais été rendus publics, montrent aussi la responsabilité de l’organisation dans la crise sans précédent que le Liban traverse aujourd’hui. Ses experts savaient que le pays allait à sa perte, puisqu’ils l’avaient eux-mêmes souligné. Faute d’avoir sonné l’alerte, ils ont donné une image tronquée des finances du pays.
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La première information qui n’a pas survécu aux négociations est pourtant essentielle. Il s’agit du montant du déficit net de la banque centrale. Un chiffre que la Banque du Liban s’est toujours refusée à divulguer. En 2016, le trou est de 4,7 milliards, soit 10% du PIB. Une somme considérable pour une économie lourdement endettée. Plusieurs experts interrogés par Le Temps estiment que la publication de ce chiffre aurait changé la donne, à commencer par le financier Henri Chaoul, qui fut négociateur pour le gouvernement libanais auprès du FMI et conseiller du ministre des Finances jusqu’en juin 2020. Il s’étrangle en apprenant que ce déficit était connu trois ans avant sa mission: «C’est une information cruciale! Encore aujourd’hui, il n’y a aucune transparence sur le montant des devises étrangères possédées par la banque centrale», déclare-t-il au Temps. «Si cela avait été publié à l’époque, les banques auraient sûrement agi très différemment.» Avant d’ajouter que la banque centrale était «responsable de la stabilité économique et de la politique monétaire du pays. A la lumière des éléments que vous évoquez, c’est un échec total.»
Un peu plus loin, c’est un chapitre entier – sept pages consacrées à la solvabilité des banques – qui a disparu. «Les données montrent que treize banques sont exposées au-delà des régulations», notent les rapporteurs. Et que certaines n’ont pas de «lettres de garanties» de la part de leurs filiales étrangères. Une information qui aurait été précieuse pour les milliers de déposants libanais ou étrangers qui ne peuvent plus accéder à leur épargne aujourd’hui. Encore plus parlant à la lumière de la crise actuelle, le rapport mentionne, dans sa version avant intervention libanaise, que «les dépôts des non-résidents représentent 23% officiellement, mais sont probablement très sous-estimés vu que les personnes ayant une adresse au Liban sont considérées comme des résidents». Cela montre que l’économie libanaise est d’une extrême fragilité, parce qu’elle dépend de la diaspora, laquelle n’a pas été avertie par les banques libanaises de l’ampleur des problèmes. A cela s’ajoute le problème du marché de l’immobilier qui représentait, en septembre 2015, 43% des prêts engagés par les banques. Ici aussi la section qui lui était dédiée à disparu. Enfin, le texte est accompagné de graphiques et d’un «stress test» (test de résistance). Le verdict est sans appel. «La simulation menée [par le FMI] suggère que la plupart des banques n’auraient pas les liquidités nécessaires en cas de situation de crise.»
Un rapport qui a fait date
Interrogée sur la potentielle censure du rapport, la banque centrale assure que «les rapports sont discutés, acceptés ou refusés par le gouvernement et non pas par la BDL ou son gouverneur uniquement» tout en nous renvoyant vers le FMI qui serait «plus à même d’éclaircir tous ces points et de confirmer leur réalité» et que «nul ne peut altérer ou changer un rapport qui émane du FMI sauf le fonds lui-même».
De fait, lorsque l’institution prépare un document de référence, il doit composer avec le pays concerné. En effet, le pays audité peut demander des modifications, principalement en cas d’information sensible pour le marché ou d’inexactitudes. Mais si le règlement du FMI prévoit que tout rapport soit validé par les autorités du pays concerné, l’organisation n’avait pas les mains totalement liées. En dernier ressort, il appartient à l’organisation d’accepter ou non ces modifications. «Le FMI tient le couteau par le manche, car s’il refuse de modifier le rapport et que le pays hôte ne publie pas ce rapport, c’est un signal très mauvais pour les investisseurs internationaux», explique un expert sous couvert d’anonymat. Pourquoi alors une telle compromission de la part de l’organisation?
Contactée, l’institution n’a pas souhaité entrer dans le détail des passages ayant disparu ni commenter la réunion du 9 avril. Elle estime avoir «souligné les grands facteurs de vulnérabilité qui menaçaient à l’époque le système financier libanais» et avoir «[…] donné l’alerte à cet égard et proposé des solutions possibles pour renforcer le système financier».
Rapport de force
A la décharge de l’organisation internationale, il faut reconnaître que le Liban était dans une position délicate. Bien qu’obligatoire dans un délai pouvant varier entre deux et cinq ans, le précédent Programme d’évaluation du secteur financier (PESF) datait de 1999. Il fallait donc remédier à cette situation, rendant l’éventualité d’une non-publication plus lourde encore de conséquences.
De sources concordantes, c’est une fois le diagnostic partagé le 9 avril 2016 qu’un rapport de force s’installe entre le FMI et Riad Salamé, prêt à tout pour cacher la réalité de la situation financière de son pays. Or entre 2017 et le début de la crise à l’été 2020, la Banque du Liban poursuit sa fuite en avant. Une course effrénée pour capter des capitaux étrangers, avec la complicité du système bancaire local.
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Promettant des placements aux rendements record grâce aux arguments commerciaux des filiales à l’étranger des banques libanaises, la banque centrale a continué d’attirer des placements à tout prix pour garder la tête hors de l’eau, tout en cachant l’ampleur de la dette qui a continué à s’accumuler. Jusqu’à ce que le système s’écroule en octobre 2019 et que les défauts de paiements se multiplient.
Depuis l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020 et la démission du gouvernement, la position du gouverneur de la banque centrale s’est fragilisée et le FMI n’a pas ménagé ses critiques. L’organisation se présente volontiers en sauveur du pays, promettant en substance de mettre la main au portefeuille en échange de réformes et de garanties politiques. Des réformes qui tardent à venir mais qui n’ont pas empêché l’institution de verser 1,135 milliard de dollars à la banque centrale le 16 septembre dernier.