Les innovations technologiques sont lancées beaucoup plus rapidement que les lois censées les encadrer, a-t-on coutume de dire. Mais l’Union européenne (UE) est en train de faire mentir ce cliché. Dans la nuit de jeudi à vendredi, les Etats membres de l’UE, la Commission européenne et le Parlement européen se sont mis d’accord sur deux nouvelles législations fondamentales pour réguler les géants du numérique. Ces textes concerneront de près les internautes helvétiques, alors même que la Suisse n’a aucune ambition législative en la matière.

Il n’aura fallu qu’un an et demi pour parvenir à l’accord conclu ces dernières heures. C’est le 15 décembre 2020 que la Commission européenne avait présenté son projet de loi pour empêcher les géants de la tech d’abuser de leur position dominante. Aujourd’hui, les deux textes législatifs, le Digital Markets Act (DMA) et Digital Services Act (DSA) sont prêts. Le premier doit empêcher Meta, Apple, Google, Amazon et autres Alibaba d’abuser de leur pouvoir et d’user de pratiques anticoncurrentielles. Le second a pour but de réguler les contenus en ligne, notamment sur les réseaux sociaux.

Plusieurs étapes

Ces prochaines semaines, les Etats membres et les eurodéputés devront donner leur feu vert, ce qui ne devrait pas poser de souci. Les règlements entreront en vigueur en octobre: ensuite, la Commission devrait désigner les entreprises concernées – les géants précités, plus sans doute Booking ou TikTok, selon plusieurs critères liés à leur taille – et un délai d’adaptation de quelques mois leur sera ensuite accordé.

Sans surprise, les artisans de ces deux textes – la commissaire européenne à la Concurrence Margrethe Vestager et son homologue pour le Marché intérieur Thierry Breton – ont tenu des propos dithyrambiques sur ces avancées. Pour Suzanne Vergnolle, chercheuse postdoctorale à l’Université de Lausanne et à l’Institut suisse de droit comparé, cette fierté est justifiée: «L’UE donne le tempo au niveau mondial pour la réglementation des activités numériques. Le Règlement européen sur la protection des données (RGPD) représentait déjà un excellent exemple de l’influence européenne sur les législations du monde entier, notamment en Amérique latine ou en Chine qui ont adopté des règles similaires.» Selon cette spécialiste de la protection des données, «les règles de ces textes sont ambitieuses et encadrent les pouvoirs des grandes plateformes avec l’objectif de favoriser la concurrence et de permettre aux plus petits acteurs de trouver une place dans le marché numérique.»

Attention à la mise en œuvre

Jusqu’à présent, les milliards d’euros d’amende infligés par l’UE aux géants de la tech, notamment Google, n’ont guère eu d’effets. Vendredi, Margrethe Vestager l’a aisément reconnu: «Nous avons appris que nous pouvons apporter des corrections sur des cas spécifiques, nous pouvons punir les comportements illégaux, mais lorsque les infractions deviennent systématiques, nous avons également besoin d’une réglementation.» Des amendes sont prévues en cas d’infraction aux nouvelles lois.

Mais attention, avertit Suzanne Vergnolle, l’efficacité des nouvelles lois n’est pas garantie. «Ces avancées législatives n’auront pas l’impact souhaité si leur mise en œuvre demeure trop timide. En confiant l’application du DMA exclusivement à la Commission européenne, sans reconnaître aux Etats membres une place dans ce mécanisme, la mise en œuvre de ces règles pourrait être confrontée à des difficultés similaires d’effectivité à celles constatées pour le RGPD», avertit la chercheuse.

La question des effectifs

Se pose aussi la question des moyens: l’UE pensait au départ engager 200 spécialistes pour surveiller les activités des géants de la tech. Mais l’eurodéputé allemand Andreas Schwab, rapporteur des lois, a récemment exigé des effectifs de 220 personnes au minimum. Face à ces équipes, les géants de la tech voudront sans doute empêcher l’application de certains points: Apple ne cesse par exemple de répéter tout le mal qu’il pense d’être forcé à laisser les utilisateurs d’iPhone acquérir des applications par d’autres magasins que son App Store officiel.

Face à ces avancées européennes que fait la Suisse? «Elle réfléchit à adopter des règles applicables aux intermédiaires et plateformes de communication, détaille Suzanne Vergnolle. L’Office fédéral de la communication devra présenter au Conseil fédéral une note de discussion d’ici la fin de l’année pour déterminer si et comment ces plateformes doivent être réglementées.»

Grâce à l’Europe

Mais, poursuit la spécialiste, les Suisses profitent du parapluie européen: «La Suisse bénéficie souvent, de facto, de l’application des règles européennes par les grandes entreprises. Par exemple, en matière de données personnelles, les grandes entreprises comme Facebook appliquent le RGPD aux utilisateurs helvétiques. Ils bénéficient donc, dans ce cas, de règles plus protectrices que le droit suisse actuel.»

Rappelons par ailleurs que la nouvelle loi suisse sur la protection des données, comparable au RGPD, n’entrera pas en vigueur avant… septembre 2023. Le texte européen, lui, est entré en application en mai 2018 déjà.

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