Marco Dunand frétille. Vêtu comme toujours d'un pull-over ajusté, le patron de Mercuria, l'une des plus grosses sociétés mondiales de trading énergétique, a la mine des grands jours en ce début janvier. Le prix du pétrole touche des tréfonds historiques, un peu au-dessus de 30 dollars, du jamais vu depuis onze ans. Du coup, il arrive un peu en retard à l'interview, dans ses bureaux genevois de la rue du Rhône. «On vit un moment historique sur notre marché, et comme on a des antennes partout dans le monde, je devais faire un mini-check pour m'assurer que les gens sont bien dans leurs limites», s'excuse-t-il. Puis il raconte son destin d'entrepreneur atypique qui, avec son associé Daniel Jaeggi, a fait de Mercuria l'une des réussites les plus fulgurantes de l'économie suisse ces dernières années.

Le Temps : Les prix du brut s'effondrent depuis des mois. Quel impact cela a-t-il sur un négociant en produits pétroliers comme vous ?

Marco Dunand : Le rôle d'un trader, c'est d'équilibrer le marché quand il y a pénurie ou surplus, donc si le marché ne bouge jamais, il n'a plus de fonction. Mais on n'a pas de préférence pour que ça monte ou que ça descende, on est agnostique quant au prix absolu. En revanche, quand il y a un surplus de production, comme aujourd'hui, il faut stocker les molécules quelque part. En ce moment, on a un surplus de 350 millions de barils au-dessus de ce qui est normalement stocké. La Chine en a absorbé une partie en augmentant son stock stratégique, les raffineries et les traders comme nous ont absorbé le reste. Ce qui implique d'acheter, de payer, de transporter, de financer, de mettre le pétrole en bac, d'organiser les opérations de protection contre les baisses de prix, puis d'attendre que le marché retourne à une situation de déficit global. Est-ce que ce sera en 2017 ou 2018 ? On n'en sait rien. Ce sont des opérations qui comportent certains risques : on ne sait pas à quel moment on en sortira, et les besoins de financement sont importants.

– Combien de ces stocks avez-vous acheté ?

– Cela, on ne le dira pas.

– Reste-t-il de la place pour entreposer tout ce pétrole ?

– Selon les estimations, il va falloir stocker chaque jour entre 300'000 et 800'000 barils de plus que la normale. Cela commence à devenir logistiquement compliqué. D'où ce scénario de Goldman Sachs : il va falloir stocker de l'huile sur des bateaux, cela coûte plus cher, et cette structure de marché fait qu'on va descendre dans les 30 dollars, on est déjà à 33-34 dollars le baril. Personne n'est 100 % sûr de ce que sera la demande, par exemple en Chine, où la demande n'est pas celle que l'on attendait. On va peut-être encore avoir 300'000 barils de plus par jour à stocker.

– Comment vit-on dans cette incertitude permanente ? N'est-ce pas pénible, désécurisant ?

– Dans notre métier, on forme des opinions mais ces opinions peuvent changer chaque jour. Cela fait deux ans qu'on s'attendait à avoir des surplus, mais la visibilité dans un marché comme le nôtre est assez limitée. Nous sommes dans une situation assez étrange, où les producteurs pourraient augmenter les prix de 30 % en baissant leur production de 3 %, mais ils ne le font pas. Cela veut dire qu'il y a des considérations politiques, stratégiques derrière cette situation.

– Qu'est-ce à dire ? Que l'Arabie saoudite sabote la production américaine de pétrole de schiste ? Que les Etats-Unis veulent mettre la Russie sous pression ? Ou que l'Arabie saoudite se sert des prix bas comme d'une arme contre l'Iran ?

– On ne le saura jamais. Ou peut-être qu'on a nos propres théories, mais qu'on n'a pas envie de les exprimer pour ne vexer personne sur le marché.

– Revenons à l'incertitude : comment gérez-vous cela, comment parvenez-vous à vivre dans cette situation chaotique ?

– Nous sommes dans un monde où l'incertitude devient de plus en plus inquiétante, avec la déstabilisation politique du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord, l'incertitude au niveau climatique… Notre monde a l'air complètement déséquilibré. Nous avons acquis la conviction que dans ce monde incertain, il faut créer une structure flexible, décentralisée, pour faire face à l'incertitude et pouvoir intervenir vite quand il y a des déséquilibres. Rien qu'à Genève nous avons une vingtaine de métiers différents, entre ceux qui sont chargés des prévisions météo, ceux qui bougent des bateaux, qui s'occupent du financement… L'ensemble de ces compétences fait qu'on a une capacité de réaction relativement rapide. Chaque société de trading a un modèle d’affaires qui lui est propre. Certains ont plus misé sur les actifs de production, de cuivre ou de charbon par exemple, d’autres sur les actifs de transformation ou de distribution, avec des succès plus ou moins marqués selon les situations de marché. Notre modèle a été de rester plus légers, car pour acheter un outil de production, il faut une vision à plusieurs années qu'on n'a pas forcément aujourd'hui – c'est pour cela que nous avons été plus prudents.

– Parlons un peu de vous. Vous êtes passé du mouvement écologique genevois à Goldman Sachs avant de créer un des plus gros traders mondiaux, c'est un parcours peu banal…

– Je suis né dans une famille qui est à Genève depuis 1407. Quand vous êtes étudiant, vous avez envie de remettre en cause le système, surtout quand vous êtes dans un environnement un peu bourgeois. Pour ma part, je n'étais pas forcément très à gauche, mais antinucléaire, plutôt intéressé par les questions de durabilité. Une sorte de disciple de David Hiler ou de Robert Cramer [élus écologistes, ndlr], que j'ai pas mal côtoyé durant cette période. Et oui, j'avais des sabots, des cheveux longs, un sac en bandoulière, c'est un style qui est un peu différent de celui d'aujourd'hui.

– Votre père était musicien, chef d'orchestre. Ce milieu artiste vous a-t-il marqué ?

– C’est exact. Mon père était chef d'orchestre, ce qui m’a certainement influencé dans ma manière de créer de l’harmonie à partir de différents métiers. Ma mère de son côté était assistante sociale et amenait des gens à la maison qui n'avaient plus d'argent ou plus rien à manger. Et mon frère est professeur d'université : personne, dans ma famille, n'a jamais été dans les affaires. Mais moi, jeune, j'étais déjà une sorte de commerçant dans l'âme. Mes parents avaient des participations dans des sociétés immobilières dont ils s'occupaient peu, alors j'allais les représenter dans des conseils d'administration. On m'y regardait bizarrement : j'avais 16 ans! A l'âge de 7-8 ans, j'organisais des collectes de vieux papiers pour financer des courses d'école : il valait 3 centimes le kilo et j'en ai brassé pas mal. Entre 16 et 18 ans, j'ai organisé des boums à la Salle du Faubourg : vous devez payer des «casseurs» pour faire la sécurité, amener des enceintes et des DJ… En fait, j'ai toujours commercé, alors que l'argent n'a jamais été une valeur dans ma famille. Chez moi, c'est quelque chose qui était inné.

– Goldman Sachs est un nom un peu mythique, qui a beaucoup compté dans votre réussite. Comment y êtes-vous entré ?

– A l'époque, dans les années 1980, il était relativement facile de trouver un emploi à la sortie de l'Université. Je suis entré chez Procter&Gamble, puis Cargill, où on m'a mis dès le départ dans le pétrole, ce qui était une chance. J'y ai retrouvé Daniel Jaeggi que j'avais déjà connu à l'Université. Il est devenu mon meilleur ami et depuis ce temps-là, nous sommes restés partenaires tout au long de notre carrière professionnelle – ensemble, nous avons cofondé Mercuria. Puis, après quelques mois, mon chef est parti chez Goldman. Ils m'ont interviewé et surtout, ils payaient le voyage à New York. Lorsque je me suis retrouvé à Wall Street, dans un building de 50 étages où il y avait un meeting de l'OPEP, avec des gens qui téléphonaient partout, j'ai su que c'est ce que je voulais faire.

– Vous avez nommé une nouvelle tête pour codiriger Mercuria avec vous et Daniel Jaeggi, Magid Shenouda, qui vient aussi de Goldman. Qu'y a-t-il de si spécial dans cette banque ?

– A cette époque, une nouvelle sorte de trading a commencé, avec ceux ce que l'on appelait les Wall Street refiners [les raffineurs de Wall Street]. La banque est entrée dans le trading et a étudié les flux financiers qu'il y avait dans les matières premières. C'est une approche qui est financière dès le départ. Aujourd'hui encore, chez Goldman, cinq ou six des dix plus hauts dirigeants viennent des matières premières. C'est la banque qui a eu le plus de succès sur ce marché ces dix dernières années. Ce que vous apprenez chez eux, c'est la culture du risque financier, la façon de le gérer et de comprendre en détail quels risques vous prenez. C'est une approche assez différente de celle des traders physiques. Et c'est la raison pour laquelle nous sommes aujourd'hui moins impliqués que d'autres dans le trading physique dans des pays compliqués.

– On imagine qu'un patron dans ce secteur doit vivre ses journées sur un rythme affolant. Pouvez-vous décrire une journée de Marco Dunand ?

– Ça ne commence pas forcément très tôt, je suis plutôt un lève-tard. J'éteins mon téléphone pendant la nuit. Magid dort trois heures par nuit, mais pour moi c'est huit heures, sinon je fatigue. La première chose que je fais en me levant, c'est de regarder les messages de la nuit, ensuite je fais une ou deux heures de sport, yoga, gym, tennis etc. Avant d'arriver au bureau, je fais les téléphones que j'estime importants, j'appelle l'Asie… Un garçon qui visitait nos locaux un jour dans le cadre de la journée des enfants me disait : c'est génial, le trading, parce qu'on peut dire des gros mots, qu'on est tout le temps au téléphone et qu'on a des super-bagnoles ! Plus sérieusement, mon rôle est un peu celui d'un aiguilleur du ciel : il faut voir les moving targets, ce qui pourrait se passer, ce qui pourrait avoir un impact négatif sur la société, anticiper, avoir une capacité de réaction. Si tout le monde chez nous est d'une certaine opinion, mon rôle est de contrebalancer cette opinion dominante. Il y a un élément aléatoire : il faut accepter qu'on ne puisse pas toujours être en contrôle. Et trouver une espèce d'équilibre, entre tout vouloir contrôler et tout laisser aller. Faut-il y voir un héritage de mon père?

– On retrouve aussi là le taoïsme, une philosophie qui vous séduit particulièrement…

– Le taoïsme met en avant l'être humain, avant des dieux potentiels. Il fait confiance à l'être humain pour régler une partie des problèmes de cette planète. Et peut-être que si tout le monde était taoïste, ça se passerait mieux. Ce n'est pas une religion, c'est un système de pensée assez flexible, qui part du principe que notre manière de vivre doit être durable. Par exemple, si vous êtes en surpoids, il faut trouver une manière de s'alimenter à long terme, plutôt que de faire un régime.

– La Chine a joué un rôle important dans l'histoire de votre société. Comment le contact s'est-il fait ?

– Au début, c'était par intérêt personnel. La Chine me fascinait. Mes parents m'ont appelé Marco à cause de Marco Polo. Quand la Chine a commencé à commercer, ils exportaient des matières premières. Et lorsqu'ils ont voulu comprendre ce qui se passait dans le négoce, ils ont choisi un homme, un seul, sur un milliard d'habitants [rires], Han Jin, qu'ils ont envoyé à l'étranger. Cela faisait partie du processus d'apprentissage du pays. Je l'ai rencontré quand il a commencé à être trader à Londres. Les Chinois pensent que si vous êtes prêts à boire beaucoup, vous allez finir par être vous-même. On a bu une bouteille de maotai [alcool de sorgho] à deux, on a commencé à parler de manière plus ouverte et on est devenu amis. Je l'appelle mon frère chinois. C'est un membre fondateur de notre société, et il est responsable de l'Asie chez nous.

– Vous avez acheté discrètement le château de Lucens, dans la Broye vaudoise. Pourquoi ?

– Techniquement, Lucens appartient à une société dont je suis l'actionnaire majoritaire. Cela va faire trois ou quatre ans. Auparavant, le château a appartenu à Conan Doyle, puis à un antiquaire Biéler, et ensuite à un banquier, aussi un Biéler mais d'une autre famille. Aujourd'hui décédé, il préférait que le château reste en mains suisses. Un jour, mon associé dans l'immobilier m'appelle et me dit : «Il y a un château à vendre, c'est du jamais vu, mais il faut faire vite.» Le château était en très bon état. J'ai fait le tour et en 30 minutes je me suis décidé. On y va en famille, quelques fois par an. Pour moi, c'est presque une responsabilité patriotique. Cela permet à un bien culturel important de rester, si l'on ose dire, en mains suisses. Ma responsabilité est de le maintenir en état. Je le mets à disposition pour des causes – par exemple, Human Rights Watch a rédigé son rapport sur les enfants dans ses murs. On a transformé la ferme attenante en hôtel – cela a été assez bien fait, par ma femme. La chapelle appartient encore à la commune, mais il est possible que je la reprenne. Avec le château, il y avait des terres et une ancienne école pour femmes qui, c'est amusant, s'appelait Mercuria. On les a vendues, ce qui a permis d'amortir cette acquisition.

Questionnaire de Proust

La chanson sur laquelle vous avez dansé la dernière fois ?

« Hello » de Adèle en version remixée lors du Nouvel an.

Qui pour incarner la beauté ?

L’œuvre de la nature me fascine. Le talent de Botticelli dans « la naissance de Venus » aussi.

Etes-vous plutôt Mickey ou Tintin? Barbie ou Mafalda?

Je serais plutôt Bambi. C’est mon surnom dans l’industrie du trading !

Le dernier livre que vous avez lu ?

«Plaidoyer pour l’altruisme» de Matthieu Ricard

Une des raisons qui vous font aimer la Suisse ?

La simplicité, mais aussi la place qu’elle donne au citoyen.

Vous pourriez avoir des insomnies si… ?

L’équipe de Chelsea perd un match. Ma famille est d’ailleurs déprimée par le mauvais début de saison!

Plutôt croissant ou bircher muesli ?

J’aime les deux, à condition que je les mange avec ce miel très particulier provenant de la production familiale néo-zélandaise soutenue par mon épouse.

Un chèque en blanc, vous avez une minute pour acheter votre rêve…

Revoir mon père, même le temps d’une minute.

Votre meilleur remède à un coup de cafard?

Sans hésiter, ma famille et mes amis.

Biographie

1961: Naissance en Suisse d’un père suisse et d’une mère italienne

1982: Termine ses études d’économie à l’Université de Genève.

Participe au World Economic Forum en tant qu’étudiant du Dr Schwab.

Premiers voyages « sac au dos » en Amérique du Sud et en Asie.

1987: Rejoint le trading de matières premières chez Cargill, puis Goldman Sachs, Salomon Brothers et Sempra.

2004: Fondation de Mercuria avec Daniel Jaeggi. Six employés s’activent alors dans les bureaux de Genève.

2016: Mercuria compte désormais plus de 1000 employés et opère depuis 35 bureaux à travers le monde.

2016: Alliance stratégique avec le géant chimique chinois ChemChina, qui prend 12% du capital de Mercuria.