«L’humanité a réalisé énormément d’innovations techniques pour faciliter la vie mais trop peu d’innovations sociales», estime Albert Baumgartner, membre de la direction de Pro Senectute de la ville de Saint-Gall. Par innovations sociales, il entend par exemple la démocratie, les assurances maladie, incendie ou chômage. Mais ce n’est pas que le nombre, c’est aussi le rythme paresseux des innovations sociales qui lui cause du souci. La 11e révision de l’AVS, par exemple, est bloquée depuis vingt ans. Mais le développement continu de la démocratie dans son ensemble est lui aussi en panne: «Pour l’essentiel, nous devons affronter les problèmes actuels avec les instruments de 1848.»

Une des innovations sociales exceptionnelles en Suisse aura été l’AVS. Elle n’est arrivée sur le tapis que grâce à la grève générale de 1918. Puis elle a été rejetée deux fois par le peuple car, longtemps, on est parti du principe qu’il appartenait à la famille de veiller sur les personnes âgées. Or le travail salarié né de la révolution industrielle a rapidement fait sauter le cadre du possible, la pauvreté une fois l’âge venu est devenue oppressante. C’est pour en atténuer les effets que Pro Senectute fut fondée en 1917 à Winterthour.

La pauvreté, un risque pour les aînés

Cela dit, cent ans après la création de cette institution, la pauvreté à un âge avancé reste de chaude actualité, même en Suisse. Albert Baumgartner estime que 20% des personnes âgées vivent à la limite du minimum vital. Les facteurs de risque entraînant la pauvreté à un certain âge sont multiples: chômage, interruptions de carrière, divorce, maladie, échec d’une entreprise.

«L’ensemble de l’édifice social est dans une large mesure lié à l’activité professionnelle. Cela marche en cas de plein emploi, mais celui-ci n’existe plus depuis longtemps.» Du coup, des innovations sociales s’imposent pour trouver le moyen de découpler partiellement le minimum vital de l’activité professionnelle. «C’est sûr qu’un revenu de base inconditionnel est une utopie, qui a d’ailleurs été rejetée récemment par le peuple. Mais il faut se souvenir que la création de l’AVS fut aussi, naguère, une utopie. Il nous faut avoir le courage de penser utopique, afin de façonner au prix d’un long travail des solutions pratiques et d’apporter de nouvelles réponses.» La remise en question d’hypothèses de départ devenues inadéquates est nécessaire. Le paradigme selon lequel le minimum vital est garanti par l’activité professionnelle se fissure.

Récompenser la responsabilité

Albert Baumgartner lui-même, avec ses trente-huit années au service du même employeur, est aujourd’hui une exception. «Nous vivons un changement sociétal. Les interruptions de carrières professionnelles se font plus longues et deviennent la règle.» Dans le système actuel, cela peut avoir des effets catastrophiques sur les rentes. Sans parler de la difficulté d’atteindre le niveau de rente sur lequel la prévoyance vieillesse se fonde aujourd’hui.

Albert Baumgartner se demande comment, à l’avenir, nous envisagerons le vivre-ensemble. Il souligne une forte polarisation entre la responsabilité personnelle et la protection des plus faibles. Il est convaincu que la vérité se situe à mi-chemin: «La responsabilité personnelle est importante, mais la protection aussi. Se borner à protéger peut être dangereux, mais la responsabilité personnelle sans accès aux ressources matérielles et immatérielles est une plaisanterie de mauvais goût.» Il faut récompenser la responsabilité individuelle mais il ne faut pas punir si elle n’est pas envisageable: «Une personne en bonne santé aime fournir sa contribution à la société.» Dans cet état d’esprit, le revenu de base inconditionnel est une innovation sociale possible, que l’homme de Pro Senectute tient pour sensée.

Individualiser le financement des soins

Reste qu’il faudra d’autres innovations sociales pour maîtriser les défis des vingt prochaines années. Parce qu’en matière de politique sociétale, il y a urgence à agir et les prochaines générations mettront encore plus la pression. Les prestations complémentaires (PC) sont une innovation sociale qui marche car, sur la base du besoin, elles distribuent de l’argent à ceux qui en ont vraiment besoin. Il en va différemment du financement des soins qui fonctionne selon le principe de l’arrosoir.

En cas de besoin de soins suffisant, même un millionnaire y a droit. Le financement des soins est politiquement sous pression en raison du nombre croissant des bénéficiaires. Albert Baumgartner propose d’intégrer le financement des soins aux prestations complémentaires, afin de ne pas continuer de distribuer l’argent avec un arrosoir. Ceux qui le peuvent doivent au contraire payer aussi longtemps que c’est possible.

Albert Baumgartner individualiserait également l’AVS, en rendant par exemple possible la demi-AVS. On pourrait ainsi mieux flexibiliser le passage à la retraite, ce qui aurait du sens dans la perspective de l’augmentation de l’âge de la retraite. De nos jours, on peut percevoir l’AVS de manière anticipée ou alors la retarder, mais toujours en tant que tout.

Les richesses du troisième âge

A aucun âge de la vie les disparités ne sont aussi grandes que dans le troisième âge. Les différences s’avèrent multiples et ont des causes aussi bien génétiques que sociales. L’expert de Pro Senectute a vu des gens de 65 ans très diminués mais aussi des centenaires en pleine forme.

Reste qu’il n’y a guère de classe d’âge à laquelle on peut aussi aisément apporter son aide que la plus âgée. Il existe pour cela pas mal d’instruments sociaux tels que l’AVS, l’allocation pour impotent, les prestations complémentaires, le financement des soins et tant d’autres.

Mais Albert Baumgartner sait aussi que dans aucune classe d’âge il n’y a autant de richesse qu’au troisième âge. C’est pourquoi il souhaite une solidarité des riches envers les pauvres, des personnes âgées en bonne santé envers celles qui ne le sont pas. «Je constate heureusement à quel point des gens âgés s’engagent, que ce soit au sein de leur famille en veillant sur une personne malade ou en assumant toutes sortes de tâches dans la société en tant que bénévoles.»

Reste que la polarisation croissante au sein de la société l’inquiète, tout comme le manque de disponibilité au compromis dans le monde politique. Notre démocratie repose sur un système multipartite, sachant que chaque parti ne représente qu’une portion de la réalité, pas l’ensemble de l’éventail. En travaillant ensemble, ils deviendraient un peu plus malins. Aussi une condition de base serait que, pour trouver des solutions, on tienne compte des vues de chaque parti.

Albert Baumgartner regrette par exemple qu’en Suisse l’entier du concept du chômage consiste à signifier à chacun qu’il doit fournir plus d’efforts. «Cela conduit à individualiser de manière injuste les problèmes, quand bien même il s’agit de problèmes structurels sur lesquels l’individu n’a pas prise.» Et d’évoquer des limites à la responsabilité individuelle: si l’individu n’a pas accès aux ressources matérielles par son travail ou par d’autres voies, il ne peut maîtriser son existence dans cette société. «J’ai vu des gens d’un certain âge qui auraient bien voulu travailler mais n’ont tout simplement plus retrouvé d’emploi. Ils sont tombés à l’aide sociale qui leur assure juste le strict minimum mais ne permet guère de participer à la vie sociale.» Cette dérive vers la pauvreté se poursuit ensuite avec le plus grand âge.

Il s’agit de s’investir mais aussi d’écouter. Il faut aller davantage à la rencontre des gens. Pour qu’un banquier, par exemple, sache comment vivent les pauvres, il pourrait faire un stage chez Pro Senectute. Toutefois, Albert Baumgartner s’en prend aussi à lui-même: «Sûrement que ça me ferait du bien d’être au contact d’une banque, de savoir comment ça marche.» Car la compréhension est limitée par les images qu’on s’en fait.

Rapprocher les opposés

Si l’on entend comprendre une personne, il faut avoir marché une journée dans ses mocassins, énonce un proverbe indien. C’est le cas pour Albert Baumgartner dans son travail quotidien: «Je dois me transposer dans le monde des personnes âgées pour développer avec nos clients des solutions sur mesure, susceptibles de répondre à leur situation.»