Aux abords de Plainpalais, à Genève, dans une ruelle à l’abri de tous les regards, on observe des grouillements incessants. Entre un poste de police et une librairie-café, des dizaines de personnes s’affairent et ressortent du passage les bras chargés. En pénétrant dans l’enclave, on aperçoit une enseigne sur laquelle on peut lire «épicerie Caritas». Sept lettres associées à toutes sortes de préjugés. Pourtant, le magasin ressemble à tout point de vue à un Denner ou un Lidl.

A la caisse, Elif, jeune apprentie, et Shervey, qui fête ses dix ans chez Caritas, montrent une certaine complicité avec les clients. Et pourtant, avec 500 passages en caisse journaliers et des prix 40% moins chers qu’ailleurs, ces épiceries à but caritatif ne désemplissent pas.

Ça n’arrive pas qu’aux autres

Au milieu des boîtes de conserve, une femme attire les regards. Silhouette fine et élancée, habillée de façon distinguée, sa présence peut surprendre. Mais les apparences se révèlent trompeuses. Maria-Stella, la cinquantaine, a vu sa vie se renverser il y a cinq ans.

Autrefois secrétaire de direction dans une banque privée, elle a perdu son emploi. S’ensuit une période de chômage, d’aide sociale et désormais de stage non rémunéré de 50% à l’Etat. Elle, comme beaucoup d’autres, a basculé sous le seuil de pauvreté établi par la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS), à 2247 francs par mois pour une personne seule.

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Exemple typique de l’histoire qui n’arrive qu’aux autres, cette mère vit avec sa fille universitaire dans un 2,5 pièces et porte des habits de seconde main. Obligée d’économiser sur tout, Maria-Stella mange peu et toujours la même chose. Ses amis se sont faits de plus en plus rares au fil du temps, tout comme sa vie sociale.

Mal informés

Le problème? «Virer des employés à 50 ans, les stages non payés, et surtout les conseillères à l’aide sociale qui nous informent mal.» Ces derniers mots suffisent à faire couler des larmes à la Genevoise. C’est au bout de cinq ans qu’elle apprend enfin que les frais de santé sont pris en charge. Et ce après avoir perdu plusieurs dents et s’être privée de lunettes par manque d’argent.

Ayant vécu des années fastes, Maria-Stella ne comprend toujours pas comment elle a pu se retrouver dans cette situation. «On bascule dans la précarité à une vitesse hallucinante. Deux ou trois événements qui s’enchaînent, et vous vous retrouvez tout seul.»

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On bascule dans la précarité à une vitesse hallucinante. Deux ou trois événements qui s’enchaînent, et vous vous retrouvez tout seul

Comme elle, près de 8% de la population suisse se trouvait sous le seuil de pauvreté en 2016, selon l’Office fédéral de la statistique (OFS). Parmi elles, plus de la moitié ont un emploi. On observe, en l'espace de trois ans, une augmentation du nombre de personnes touchées (5,9% de la population en 2013).

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Caritas l’affirme, son chiffre d’affaires a progressé de 11% l’an passé, passant le cap des 12 millions de francs, avec près d’un million de clients en 2017. ses épiceries sont prises d’assaut, ce qui tend à inquiéter Dominique Froidevaux, directeur de Caritas Genève. «C’est plutôt mauvais signe dans un pays riche comme le nôtre. Ces catégories au bord de la précarité risquent de tomber encore plus bas.»

Caritas, une aide insuffisante

Caritas tente 6 jours sur 7 de faciliter le quotidien de ces personnes. Avec un panier moyen de 13 francs par ménage, l’association souhaite que l’alimentation redevienne un poste à part entière dans le budget. Mission accomplie, les clients sont unanimes, ces épiceries représentent un soutien salutaire.

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Malgré tout, cette aide reste insuffisante. Certains types de produits restent absents des étals. Ana, immigrée galicienne inscrite à l’aide sociale depuis un an et demi, rentre parfois bredouille chez elle. «Certains rayons se retrouvent complètement vides selon les jours.» Dominic, bénévole sans le sou, la cinquantaine, est obligé de revenir quotidiennement. «Les arrivages modifient tout le temps les rayons. Il ne faut pas espérer trouver les mêmes produits deux jours d’affilée.»

Des tarifs à la hausse

Ce manque de diversité force les clients à se rendre en France pour compléter leurs achats. Ahmed, père au foyer, jongle entre sa femme en burn-out et ses trois enfants. «J’ai des adolescents en pleine croissance qui ont besoin de viande et de produits laitiers. Ce sont des biens trop chers pour être proposés par Caritas, donc je traverse la frontière.»

D’autant plus que les tarifs pratiqués se rapprochent de plus en plus de ceux proposés dans les magasins comme Migros ou Coop. Dinka, 80 ans, est témoin de l’évolution. Avec sa maigre retraite, elle n’effectue ses courses que dans les épiceries Caritas depuis des années et l’augmentation des prix l’a frappée.

Le regard des autres

Les préjugés liés à l’image de Caritas ont la peau dure et ces personnes dans le besoin le ressentent tous les jours. Sala, livreur chez Fedex, a peur d’être étiqueté. «Mes filles ignorent que je vais chez Caritas. Elles sont conscientes de ce que ça implique de venir ici.» Ahmed, le père au foyer, se fiche bien du regard des autres, contrairement à sa femme qui continue de penser qu’elle vole la nourriture des plus démunis. Caritas le sait et distribue des sacs sans inscription afin d’éviter cette stigmatisation. Pour Maria-Stella, c’est le regard sur soi-même qui est le plus pesant. «On a de la peine à regarder notre situation en face.»

17h30. L’épicerie se vide. Shervey et les apprentis ferment leur caisse, éteignent la lumière et abandonnent leur poste l’espace d’une soirée. Juste le temps que la ruelle devienne sombre, isolée, et laisse place à une précarité d’un autre degré. Les sans domicile fixe prennent leurs quartiers dans cette enclave. Ils ont jusqu’au lendemain, 8 heures, lorsque l’épicerie rouvrira ses portes.