Affaire UBS: le Tribunal fédéral «a ouvert une boîte de Pandore»
Fiscalité
AbonnéPar trois voix contre deux, les juges fédéraux ont autorisé vendredi la livraison des quelque 40 000 noms de clients français d’UBS à Paris. L’introduction de la notion de «demande collective», par opposition à la «demande groupée», est très problématique, selon le spécialiste Xavier Oberson

Les employés du Tribunal fédéral ont dû se frayer un chemin pour aller travailler. Il y avait une agitation inhabituelle, vendredi matin, sur le perron du bâtiment de la cour suprême à Lausanne. Une bonne dizaine de journalistes et plusieurs dizaines de curieux – vraisemblablement juristes et/ou employés du secteur financier – sont venus assister à la séance publique organisée par l’instance de dernier recours. En jeu: la livraison de 40 000 noms de contribuables français, clients d’UBS, au fisc de l’Hexagone.
L’initiative de transparence du TF n’est pas inédite, mais elle est rare. Et se justifie notamment lorsqu’un dossier est jugé d’intérêt public. «Il concerne toute la place financière suisse», avait d’ailleurs répété ces derniers jours le patron d’UBS, Sergio Ermotti.
Une demande collective, pas groupée
Au menu du jour, le dédale juridico-financier sobrement intitulé 2C 653/2018. Dans une atmosphère étouffante et une ambiance très protocolaire, les cinq magistrats ont, chacun à leur tour, détaillé leur argumentation et exposé leur position. A l’issue de plus de quatre heures de délibérations, le TF s’est prononcé, à une majorité de trois voix contre deux, en faveur du recours de l’Administration fédérale des contributions (AFC). Ce qui signifie que la livraison des données personnelles de 40 000 clients français est autorisée.
Le TF estime que «la demande déposée par la France est une demande collective, conclut-il dans un communiqué. Elle ne relève pas d’une «fishing expedition», car les éléments indiqués par la France permettent de conclure à̀ un soupçon de comportement illicite […].» Son argument? «Les numéros de comptes ont été obtenus à̀ la suite d’une enquête pénale en Allemagne. Plusieurs listes sont concernées, dont une comportant les noms de contribuables dont la grande majorité sont établis en France et dont la moitié se réfèrent à des comptes non déclarés auprès des autorités fiscales, du moins à l’origine.»
Décision contraire à l'avis du juge rapporteur
Cette décision est le résultat d’une majorité qui s’est en fait dessinée dès les premières heures de la séance, vendredi matin. Et qui s’est avérée contraire à l’avis du juge rapporteur dans ce dossier. Ce dernier a été le premier à prendre la parole. Lui a justement dénoncé une «fishing expedition» d’un pays en mal de deniers publics et qui, en plus, pourrait utiliser ces noms dans le cadre du procès contre UBS en France.
Reconnue coupable de «blanchiment aggravé de fraude fiscale» et de «démarchage bancaire illégal», la banque a en effet été condamnée en février à payer une amende de 3,7 milliards d’euros. Elle a fait appel et craint que cette livraison désormais imposée ne puisse venir alimenter le dossier pénal à son encontre. Après en avoir longuement débattu, les juges de Mon-Repos ont estimé, se basant notamment sur des courriers échangés entre l’AFC et la Direction générale des finances publiques (DGFP), que cette dernière allait respecter le «principe de spécialité». Autrement dit, que la France s’est engagée, comme le prévoit la convention de double imposition (CDI) entre les deux pays, à ne pas utiliser ces noms pour autre chose que pour des raisons fiscales.
Un problème de rétroactivité
UBS n’a pas manqué de souligner ce détail. Dans un communiqué, la banque a réagi en affirmant qu’elle «analysera très soigneusement les considérants du verdict. Indépendamment de la décision rendue, il est important de noter que l’AFC devra s’assurer qu’aucune donnée ne pourra être utilisée dans la procédure en cours contre UBS en France. C’est l’exigence que le TF a aussi clairement exprimée aujourd’hui.» C’est aussi l’avis de l’Association suisse des banquiers (ASB), qui se dit «sceptique»: «Il n’y a potentiellement plus de certitude que l’assistance administrative en matière fiscale reste purement une assistance administrative», écrit-elle.
«Il n’y aura probablement pas de transmission proactive des données à d’autres autorités françaises, estime Philippe Mantel. Mais on ne peut pas exclure que, de manière plus ou moins détournée, certaines des données transmises à la France ne vont pas rester entre les murs de Bercy.» L’avocat fiscaliste auprès de l’étude Meyerlustenberger Lachenal s’étonne aussi du fait que certains juges du TF aient appuyé leur réflexion sur le nouveau contexte d’échange d’informations entre Etats pour se prononcer sur des listes qui datent d’il y a plus de dix ans. «Cela pose un problème de sécurité du droit.»
Sur cette question de rétroactivité, son confrère Xavier Oberson est «exactement du même avis». Mais il soulève un autre problème, plus important encore: «A ma connaissance, c’est la première fois que l’on évoque la notion de demande collective. Sur quels critères, désormais, pourra-t-on faire la différence avec les demandes groupées? s’interroge le professeur genevois. Cette décision est unique et très problématique. Elle a ouvert une boîte de Pandore.»
Un labyrinthe institutionnel
La décision de vendredi marque la fin d’une affaire qui, au fil des mois, est devenue un labyrinthe juridique, fiscal et institutionnel. Elle avait débuté en 2016 lorsque la France avait adressé à l’AFC une demande d’assistance administrative en matière fiscale. En 2018, l’AFC la lui a accordée.
Mais UBS, qui était parvenue à obtenir le statut de partie dans ce dossier, a recouru au Tribunal administratif fédéral (TAF). Celui-ci a admis son recours et annulé la volonté de l’AFC de livrer les données. Le fisc suisse a ensuite fait recours contre la décision du TAF, afin que le TF se prononce – ce qu’il a fait vendredi – et lui offre «une sécurité juridique» pour l’assistance administrative.
A ce propos, un autre débat a émergé, vendredi. Celui de la qualité d’UBS pour s’opposer à la livraison des données qu’avait d’abord accordée l’AFC. «Les établissements bancaires ne sont pas visés par les demandes d’entraide. Celles-ci s’adressent au fisc suisse. Ils n’ont donc pas la légitimité pour se plaindre», a considéré l’un des juges fédéraux.
La cour a en effet estimé que le TAF n’aurait pas dû être missionné pour valider, ou non, la première autorisation de l’AFC. En somme, que la séance publique de vendredi n’aurait pas dû avoir lieu.