A l'ère de la gestion d'avoirs déclarés, le modèle d'affaires des banques de la place helvétique a dû s'adapter en profondeur. L'argent ne venant plus de lui-même, les lois du commerce reprennent le dessus. Il faut aller chercher le client, le convaincre de «consommer». Les établissements les plus privés d'antan huilent les roues de leur machine commerciale. Les produits se fraient une place grandissante aux côtés de l'allocation d'actifs pure. Jamais le mot «produit» n'a été aussi utilisé dans la gestion de fortune. Les fonds de placement, produits structurés, certificats et trackers, fonds de hedge funds, mais aussi trusts, fondations et BVI des banques privées s'immiscent dans les portefeuilles pour regonfler les marges déprimées du private banking.

En effet, le choc est venu du durcissement de la concurrence suite à la modification des condition-cadres en Suisse qui a abouti aux Bilatérales II en juillet 2005. L'érosion des apports d'argent d'Europe limitrophe et la marginalisation des fortunes non déclarées ont transformé les stratégies des banques privées. Il faut que les avoirs soient plus rentables. Les fortunes moyennes sont donc systématiquement dirigées vers des produits garantissant des marges supplémentaires aux banques, mais une plus faible valeur ajoutée de conseil aux clients.

Dans les faits, l'approche s'est transformée. Un associé dont la banque porte le nom vous vantera volontiers les fonds de placement exceptionnels distribués par sa banque. Dans telle autre banque de la place, un client privé voulant ouvrir un simple compte en dépôt fiduciaire se verra refuser cette option: on lui conseillera vivement de se placer dans un «produit». Les commissions pour la banque ou les frais pour le client seront d'autant plus élevés que celui-ci sera sophistiqué.

Les grandes banques, elles, sont les hypermarchés des produits de placement. A chaque situation de client correspond une «solution d'investissement». Imaginons que trois clients aux fortunes moyennes mais aux profils différents se présentent trois jours de suite à la gestion privée d'une grande banque. Leur interlocuteur les écoutera attentivement, fera mine de réfléchir et, invariablement, sortira de son chapeau les brochures de produits apportant la «solution». Quant aux journalistes, ils sont de plus en plus souvent abordés par des «marketings managers» pour parler d'un fonds de placement, à la place du gérant attitré.

Les banques donnent aujourd'hui l'impression qu'elles se distinguent moins sur ce qu'elles savent que sur ce qu'elles vendent. A force de proposer de la «gestion alternative» sous forme de fonds de hedge funds, elles rivalisent davantage en emballant ces stratégies dans un paquet à multiples couches de frais et à rendement modéré qu'en gérant des hedge funds en direct. Le langage marketing est si généralisé et homogène qu'elles semblent avoir toutes suivi la même école.

A l'interne, la pression pour vendre des produits maison ou générant les plus grosses marges est intense. Les équipes marketing ceinturent le pur spécialiste de la gestion d'actifs. Désormais, les commerciaux ont pour mission de convertir l'expertise en un maximum de chiffre d'affaires, parce qu'on appelle la «mise en levier» des compétences du spécialiste. «C'est comme lorsque vous entrez dans une boutique de vêtements, et que vous ne voyez jamais le couturier qui vous faisait auparavant un travail sur mesure, mais que vous tombez systématiquement sur des vendeurs de prêt-à-porter flattant votre silhouette et vous poussant à la décision d'achat», confie un gestionnaire de fortune. Dans les cas les plus répandus, les spécialistes eux-mêmes – analyste, gérant, conseiller – cumulent des compétences de «vendeurs» pour être bien vus de leur patron. Certes il arrive aussi que le conseiller donne des heures et des heures de conseils sans aucun résultat pour acquérir la confiance du client, qui peut finalement décliner toutes les offres. Et n'oublions pas les dérogations sur tarifs consentis par les gestionnaires (les fameux gestes commerciaux) pour minimiser les frais des gros clients. Mais la démarche ne vise pas moins à écouler un produit.

La réalité économique rattrape les banques, avec ses exigences de rentabilité. La vente de produits permet d'amortir les salaires élevés des experts, ainsi que les coûts de mise en œuvre des nouvelles réglementations conformes à l'Union européenne. Maigre consolation lorsqu'une fois de plus, l'on se voit imposer le rôle de consommateur de produits lucratifs pour la banque. La concurrence est en définitive le meilleur vigile: une banque qui doit faire face à une dizaine de concurrents en train de démarcher le même client doit au final se distinguer par son service et la pertinence économique de ses produits pour le client. D'autant que ce dernier a appris à jouer le jeu, étant confronté à la même situation dans toutes les banques.