Le peuple suisse se prononcera le 10 juin sur l’initiative «Monnaie pleine». Cette dernière demande que seule la Banque nationale suisse (BNS) puisse créer de la monnaie. Elle modifierait donc fortement les fonctions de l’institut d’émission. Andréa Maechler, membre de la direction générale de la BNS, prend position sur ce projet.

Le Temps: Avec l’initiative «Monnaie pleine», la BNS aurait davantage de pouvoir, c’est une forme de plébiscite. N’est-il pas contradictoire de le refuser?

Andréa Maechler: Nous ne voulons pas de pouvoir juste pour en avoir. Aujourd’hui, nous avons un mandat très clair, et les instruments dont nous disposons sont adéquats pour remplir notre mission. L’initiative «Monnaie pleine» équivaudrait à un changement radical, qui bouleverserait un système monétaire et financier qui a fait ses preuves et a permis à l’économie suisse de prospérer.

L’initiative peut-elle produire des effets positifs pour l’économie suisse?

Cette initiative propose une expérience très risquée qui n’a jamais été mise en œuvre ailleurs. Elle représente un renversement du système monétaire tel que nous le connaissons. Or il semble déraisonnable d’abandonner un système qui fonctionne pour un projet dont on ignore les conséquences. En outre, l’initiative suscite des attentes irréalistes, car elle ne rendrait pas le système financier plus stable. Les bulles financières, par exemple, traduisent une prise de risque que ce changement de régime ne combattrait pas. L’initiative «Monnaie pleine» ne ferait pas disparaître les risques, mais pourrait les déplacer dans des segments du système financier qui sont plus difficiles à identifier et à contrôler, ce qui rendrait l’économie du pays plus vulnérable.

Retirer aux banques la création monétaire ne les rendrait-il pas moins risquées?

Les banques sont déjà devenues plus sûres avec l’introduction des nouvelles réglementations à la suite de la crise financière mondiale. Dans un régime de «monnaie pleine», les banques ne pourraient plus financer les crédits avec des dépôts à vue. Elles devraient donc trouver d’autres moyens de financement. Deviendraient-elles plus stables parce qu’elles accorderaient moins de prêts, ou moins stables parce qu’elles se tourneraient vers des financements plus risqués?

Une catégorie de banques pourrait-elle disparaître en cas d’acceptation, par exemple PostFinance?

C’est difficile à dire. Nous ne connaissons que le cadre général de la mise en œuvre de cette initiative. Nous savons que la BNS aurait l’exclusivité de la création monétaire, que cet argent serait distribué «sans dette», c’est-à-dire sous forme de cadeau, et qu’elle devrait garantir l’approvisionnement de l’économie en crédits par le secteur financier.

Vous dites que le système actuel a fait ses preuves. La crise financière n’a-t-elle pas au contraire démontré ses faiblesses?

L’important est de tirer les leçons du passé, ce qui a été fait, et de s’armer pour les défis du futur. Aujourd’hui, le système bancaire est plus sûr qu’avant la crise. Pour l’avenir, la question est de savoir si un régime de monnaie pleine nous permettrait de mieux nous préparer aux risques futurs. Je ne le pense pas. Par exemple, les initiants promettent un système financier plus stable avec des dépôts totalement sûrs. C’est un peu surprenant, car les dépôts en Suisse sont déjà très sûrs.

En plus, la crise financière de 2008 n’a pas été provoquée par des inquiétudes à propos de la sûreté des dépôts, mais par une prise de risques excessive qu’un régime de monnaie pleine à lui seul n’aurait pas empêchée. Actuellement, nous avons un système solide et suffisamment flexible, y compris pour répondre aux défis de demain. Il n’est pas nécessaire pour cela de procéder à un changement aussi radical que celui prôné par l’initiative.

Pouvoir créer de la monnaie, est-ce un privilège indu des banques?

Non. Les banques remplissent une fonction cruciale pour l’économie en octroyant des crédits et en acceptant des dépôts. Dans ce processus, le taux d’intérêt qu’elles perçoivent sur les crédits octroyés est plus élevé que celui qu’elles paient sur les dépôts. Cet écart de taux est nécessaire, car il les indemnise pour les risques qu’elles assument et pour les services qu’elles fournissent. Il est vrai que, dans ce processus, les banques peuvent octroyer une partie des crédits en créant de la monnaie. C’est une composante importante de notre système monétaire actuel. Mais les banques ne peuvent pas le faire de façon illimitée. Elles doivent le faire de manière responsable et dans un cadre réglementaire strict.

De quels moyens la BNS devrait-elle disposer pour pouvoir remplir le rôle que les initiants aimeraient lui faire jouer dans les crédits?

L’initiative confierait des tâches supplémentaires à la BNS. Celle-ci devrait décider combien de crédit il faut allouer à l’économie. Ce serait revenir à une gestion de la masse monétaire, un système que nous avons abandonné au début de ce siècle. Aujourd’hui, nous influençons les conditions monétaires principalement par le biais du taux d’intérêt et, ces dernières années, par des interventions sur le marché des changes. Sur la base de ces conditions monétaires, les banques décident ensuite de la manière dont elles accordent le crédit – à qui, comment et à quelles conditions – parce qu’elles ont une connaissance bien plus approfondie de la validité des projets à financer.

C’est un bon système. Une banque centrale n’a pas à décider quel secteur de l’économie a besoin de crédit, elle n’a d’ailleurs pas les connaissances nécessaires, et cela va à l’encontre du caractère fédéraliste de la Suisse. Autre aspect plus problématique encore: l’initiative nous demande de verser de l’argent sans dette. Ce cadeau à la Confédération, aux cantons ou aux ménages nous exposerait à des pressions politiques énormes.

Ne le faites-vous pas déjà en distribuant une partie de vos bénéfices?

Vous le dites: nous distribuons une partie des bénéfices. Nous avons un bilan d’environ 800 milliards de francs, lequel est surtout dû aux interventions nécessaires pour remplir notre mandat de politique monétaire. Nous gérons ces actifs d’une façon extrêmement responsable. Le bénéfice résultant de cette gestion d’actifs est en partie distribué aux cantons et à la Confédération, comme le prévoit la loi. Cela diffère fondamentalement de l’idée d’une monnaie pleine avec un versement d’argent sans contrepartie. Cette distribution d’argent gratuit créerait beaucoup de problèmes.

Quel genre de problèmes?

Un problème fondamental est de savoir comment réduire la liquidité dans le système, si les circonstances demandent une politique monétaire plus restrictive. Car donner, c’est facile. Reprendre, par exemple dans le cas où l’inflation augmente, c’est beaucoup plus difficile. Le tout deviendrait très politique et représenterait un danger pour notre indépendance et – par conséquent – pour notre capacité à remplir notre mandat, qui consiste à assurer la stabilité des prix.

L’initiative ne remet pas en cause votre indépendance…

L’indépendance est l’élément de base sans lequel nous ne pourrions pas remplir notre mandat. En même temps, elle est aussi le résultat du fait que nous réussissons à remplir notre mandat, ce qui est le cas aujourd’hui. Avec le régime de monnaie pleine, notre mandat ne serait plus aussi clair et, surtout, nous ne serions pas sûrs que les instruments dont nous disposerions nous permettraient de le mettre en œuvre.

Qu’est-ce que cela signifie pour le franc?

Il est bien possible que le franc perde de sa valeur si le contrôle monétaire devenait moins efficace. Par exemple, si la BNS était appelée à distribuer gratuitement toujours plus de francs à l’économie, chaque citoyen se retrouverait avec plus de francs dans son portefeuille, mais la valeur de ce franc – son pouvoir d’achat – diminuerait avec l’inflation qui en résulterait.

La monnaie pleine est-elle le premier pas vers une économie planifiée?

Oui, ce serait à craindre. Ce serait un immense bouleversement du système dans lequel nous vivons actuellement et qui fonctionne. Regardez comment la Suisse a surmonté la crise, avec une discipline budgétaire qui n’a pas flanché, des banques solides, une économie agile qui a su s’adapter aux chocs. Pourquoi remettre tout cela en question? On ne voit pas comment la Suisse pourrait avoir une meilleure croissance, un régime plus stable et une politique monétaire qui puisse assurer la prospérité à long terme avec un régime de monnaie pleine. Il ne faut pas se leurrer, les risques pour l’économie sont immenses.