Au regard de ces derniers mois, comment jugez-vous le comportement du franc suisse ?

Il a bien faibli depuis l’été dernier, même s’il est toujours surévalué. On avance dans la bonne direction, les taux négatifs jouent leur rôle, en rendant la détention de francs moins attractive. Il est difficile de quantifier leur effet, mais il est avéré. On le voit sur les marchés et les banques nous le confirment.

Les turbulences boursières du début d’année semblent avoir eu peu d’effet. Parce que la BNS est intervenue sur le marché des changes?

Les interventions sont, certes, l’un des deux piliers de notre stratégie. Mais aujourd’hui, le franc est moins une valeur refuge qu’auparavant. Cette pression plus faible est aussi liée au fait que les tensions sont venues d’Asie. Les flux de capitaux qui en ont découlé ne se sont pas dirigés vers la Suisse, mais plutôt vers le Japon. Cela s’est d’ailleurs ressenti sur le niveau du yen. Il faut aussi noter que certains pays émergents d’Asie continuent à devoir intervenir pour soutenir leur monnaie, ce qui contribue probablement à un rapatriement de capitaux dans la région.

Assiste-t-on à une trêve sur le front des taux de changes?

Le phénomène que je décris est une bonne nouvelle. Mais le franc reste une variable à surveiller de près! Les risques à l’étranger se sont accentués, nous ne pouvons pas baisser la garde. L’éventualité d’un «Brexit», par exemple, soulève des questions. Quel serait son effet sur le franc suisse? C’est une des inconnues dont il faut tenir compte.

Vous dites que les taux négatifs jouent leur rôle. Comment cela se concrétise-t-il?

Nous observons par exemple des sorties nettes des capitaux privés de la Suisse vers l’étranger. Cela a été le cas aux deuxième et troisième trimestres 2015. Nous attendons désormais une confirmation, avec les chiffres pour le dernier trimestre.

Selon les chiffres publiés mercredi par le Seco, la croissance suisse a atteint 0,9 % en 2015. Une surprise?

2015 aura été une année charnière. Depuis l’abolition du cours plancher (en janvier 2015, ndlr), la BNS a toujours considéré que la croissance serait près de 1%. Nos prédictions étaient donc pertinentes. 0,9% n’est certes pas aussi élevé qu’on le voudrait, mais c’est beaucoup par rapport aux pronostics pessimistes qu’on lisait ou entendait après la fin du cours plancher.

Pour 2016, la BNS table sur une progression du PIB d’environ 1,5%. Une prévision que plusieurs économistes jugent trop optimiste. Devra-t-elle être abaissée?

Nous sommes en train de réévaluer la situation et nous présenterons notre appréciation le 17 mars prochain. Nous faisons preuve d’un optimisme prudent. Pour le moment ce scénario se base sur une reprise graduelle de l’économie internationale. Cependant, une chose est bien sûr: depuis décembre, les risques ont augmenté. Mais il ne faut pas peindre le diable sur la muraille. L’ampleur des turbulences observées récemment sur les marchés financiers est disproportionnée par rapport aux indicateurs économiques actuels. Il y a plusieurs signaux positifs, comme le marché du travail en Allemagne ou aux Etats-Unis et la demande interne.

La chute du baril est-elle une bonne nouvelle?

C’est la grande question du moment! Il y a quelques années, c’était la ligne officielle des experts: le prix bas du pétrole est bénéfique parce qu’il est positif pour les consommateurs. Aujourd’hui, en tenant compte de l’ampleur de la baisse et de sa rapidité, à une échelle mondiale, les effets négatifs d’une baisse du prix du pétrole sur les entreprises liées à l’énergie, sur les pays producteurs - les membres de l’OPEP, la Russie et même les Etats-Unis -, ainsi que sur la confiance des investisseurs semblent avoir davantage de poids que les effets positifs pour le consommateur.

En Suisse, on dispose d’une vision assez claire du comportement des ménages (notamment sur le climat de confiance pour la consommation). Par contre, on perçoit moins aisément comment se comportent les entreprises, en termes de consommation, donc d’investissement. Qu’en est-il?

Les investissements des entreprises progressent depuis 2010 à un niveau supérieur à la croissance du reste de l’économie. Mais il ne faut pas s’en cacher, elles restent, historiquement parlant, à un niveau très bas.

Les taux bas devraient pourtant les inciter à investir...

Le vrai problème, ce sont les incertitudes entourant les perspectives de la croissance mondiale, qui rendent les entreprises plus prudentes dans leurs investissements.

Justement, comment voyez-vous l’avenir de l’industrie suisse? Elle envoie des signaux assez alarmants, notamment sur l’emploi. Johann Schneider Ammann parlait même il y a quelques jours du risque de désindustrialisation de la Suisse.

Il y a de très grandes différences entre les secteurs mais, c’est vrai, le franc fort a accentué le besoin d‘ajustements structurels dans toute l’économie suisse, pas seulement dans l’industrie. L’exemple le plus frappant est celui du commerce de détail, qui fait face à la fois à une hausse du tourisme d’achat et à la concurrence d’Internet. Mais la Suisse a toujours su s’adapter, elle a démontré à de multiples reprises sa capacité à rester à la pointe pour demeurer concurrentielle. L’an dernier en particulier, les sacrifices que l’industrie a consenti, en particulier sur les prix, a permis aux exportations de progresser en terme de quantité. En outre, si l’on étudie l’évolution de la part de l’industrie dans l’économie suisse, elle n’a pas décliné ces dernières années. Elle reste même plus importante que la moyenne des pays développés. A l’intérieur du secteur cependant, il y a eu beaucoup de changements, notamment avec une montée en gamme.

La nature libérale de l’économie suisse n’atteint-elle pas ses limites? En d’autres termes, les autorités ne devraient-elles pas décider de mesures de soutien ciblées pour certains secteurs?

La BNS agit dans l’intérêt général du pays, et ce n’est pas à moi de prendre position sur quel secteur a besoin d’aide ou n’en a pas besoin. Mais c’est un fait: la politique monétaire ne peut pas tout. Elle ne peut pas remplacer les réformes structurelles, elle ne peut pas forcer les entreprises à s’adapter. Dans les conditions qui nous sont données, il y a des aspects sur lesquels nous pouvons agir, d’autres sur lesquels nous n’avons pas d’emprise.

Pourtant, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’en Suisse et partout dans le monde, de grosses attentes pèsent sur les banques centrales.

Les attentes sont grandes, c’est vrai. Contrairement à ce que l’on entend parfois, nous n’avons pas atteint les limites de la politique monétaire, mais cela ne veut pas dire qu’elle est illimitée. Par contre, on l’a vu aux Etats-Unis avec l’assainissement rapide des banques et du secteur des crédits: lorsque la politique monétaire est bien soutenue par d’autres actions politiques, elle peut aller plus loin.

Où en est l’immobilier suisse?

Les déséquilibres sont restés pratiquement inchangés, tant du point de vue des prix que du volume des crédits. Cela dit, le niveau des déséquilibres reste très élevé. Tout comme le risque de ré-accélération de la hausse des prix immobiliers. Celui-ci se situe aujourd’hui surtout dans le segment des objets de rendement. Les prix des immeubles continuent d’augmenter, donc les rendements baissent. Mais dans un environnement de taux négatifs, ces objets restent très recherchés.

En quoi la stabilité financière est-elle menacée?

Les banques doivent être suffisamment capitalisées pour absorber des pertes potentielles. Aujourd’hui, elles le sont. Une source de risques est celle d’une correction sur le marché immobilier, couplée à une forte hausse des taux d’intérêts. C’est un scénario encore fort improbable dans la situation actuelle. Mais à plus long terme, comme on l’a vu par le passé, si ces risques ne sont pas bien gérés, les coûts peuvent être très élevés pour l’économie suisse dans son ensemble.

Les mesures décidées pour freiner la demande ont-elles porté leurs fruits?

L’activation du volant anticyclique de fonds propres a joué son rôle, notamment en renforçant la résilience du secteur bancaire suisse et en affaiblissant la dynamique des marchés hypothécaires et immobiliers. En plus, nous avons observé que la mise en place de taux négatifs n’a pas engendré une nouvelle baisse de taux d’intérêts hypothécaires, ce qui est une bonne nouvelle d’une perspective de stabilité financière.

Comment l’expliquer?

Puisque les banques sont très réticentes à répercuter des taux négatifs à leurs épargnants, elles ont pu préserver leurs marges du côté des crédits.

Les marges d’intérêts des banques actives sur le marché suisse ne cessent de baisser, depuis 2008. Est-ce un problème, d’un point de vue de la stabilité financière?

Ce n’est pas un problème en soi, mais c’est un phénomène que nous surveillons de près. D’ailleurs, c’est justement pour ne pas charger inutilement le système bancaire que les intérêts négatifs sont appliqués uniquement aux avoirs des banques auprès de la BNS au-delà d’un montant exonéré assez élevé. Quoiqu’il en soit, pour l’instant, les banques gèrent très bien la situation.

Vous avez rejoint la BNS en juillet dernier, vous étiez avant au FMI. Qu’est-ce qui a fondamentalement changé pour vous entre ces deux fonctions?

Les deux institutions font face à des défis. Le FMI, avec une économie mondiale toujours fragile. La BNS, avec une économie suisse qui doit faire face à des risques qui viennent principalement de l’extérieur. Dans les deux cas, à Washington et à Zurich, en tant que responsable du troisième département, je suis focalisée sur les interactions entre les marchés financiers et l’économie réelle. Cela dit, s’il y a des similitudes, il existe aussi une grande différence : ici, je suis responsable avec mes deux collègues de la direction générale, des décisions de politique monétaire, c’est un enjeu très important. En outre, je suis très consciente qu’il faut aussi pouvoir justifier les décisions que l’on prend, les expliquer.

La communication, c’est un élément supplémentaire de cette mission, qu’est-ce que cela vous inspire?

Quand un économiste commence, il cherche d’abord à comprendre les éléments les plus techniques, puis, il évolue pour essayer de les expliquer le plus simplement possible. Depuis la crise financière, les problèmes sont devenus toujours plus complexes. Pouvoir les expliquer me tient à cœur. C’est un défi personnel de pouvoir expliquer ce que je fais de manière convaincante.

Vous êtes la première femme à rejoindre le directoire de la BNS. Est-ce que vous êtes sensible à cela?

Je suis très honorée d’avoir été choisie pour ce poste. Ceci dit, dans le contexte économique actuellement difficile, ce qui compte avant tout ce sont les compétences et le professionnalisme des membres de la BNS. Je me perçois donc plus comme une économiste que comme une femme. Mais si je peux servir de modèle à d’autres femmes qui hésitent à se lancer dans une carrière, comme d’autres femmes m’ont inspirée, j’en serais contente. Chaque nouvelle personne amène son vécu. Je suis une Romande, une femme et cela représente une partie importante de mon identité. La question de la diversité, des parcours et des formations par exemple, est importante dans une perspective plus large. Dans mon expérience, des équipes diversifiées tendent à être plus créatives, résilientes, et à même de s’adapter à des situations nouvelles.