«Le temps des utopies politiques est passé», écrit en 1841 le baron sicilien Giuseppe Corvaja dans une brochure intitulée Projet d’une Banque nationale suisse. Sa vision consiste à sortir du binôme socialisme-monarchisme grâce à la mise en place d’une «bancocratie» caractérisée par la primauté de l’économie. Il s’exprime soixante-cinq ans avant la création de la BNS et sept ans avant l’introduction du franc suisse. Son objectif était d’établir un monopole d’émission monétaire au profit d’une banque centrale.

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Partisan de l’introduction du billet de banque en lieu et place des pièces métalliques, Giuseppe Corvaja défend déjà l’idée de la création monétaire pour soutenir la croissance économique, comme John Law et John Maynard Keynes, écrit Urs Birchler. L’économiste zurichois est l’un des 27 auteurs dont les écrits sont réunis pour les 75 ans d’Ernst Baltensperger au sein de l’ouvrage Monetary Economic Issues Today (514 p., 2017). Pour celui qui a mis en place la division Stabilité financière à la Banque nationale suisse (BNS), les réformateurs se classent en deux camps: d’une part les réalistes, techniciens et experts, d’autre part les utopistes, un groupement hétéroclite de penseurs et de visionnaires. Urs Bichler montre que les utopistes se transforment souvent en réalistes.

La bancocratie de Corvaja passe par l’introduction du billet de banque. Ses thèses sont restées dans l’ombre pendant une génération avant de prendre forme.

La stabilité des prix? Une thèse anarchiste

La BNS s’est nourrie des idées d’un autre utopiste, l’anarchiste Silvio Gesell (1862-1930). Ce commerçant germano-argentin a figuré en 1918, durant sept jours, au sein du gouvernement révolutionnaire de Bavière. Ses ennemis, ce sont la thésaurisation de l’argent, la rente foncière et la servitude des taux d’intérêt. Ce théoricien a développé une théorie de la «monnaie franche», laquelle consiste, selon Urs Birchler, à mettre en circulation une monnaie qui se dévalue à intervalles fixes. La monnaie devient ainsi à l’image de n’importe quelle marchandise. Cette théorie a l’avantage de supprimer la crainte d’une chute de la vitesse de circulation de la monnaie, un phénomène qui provoque un effet restrictif majeur comme on l’a vu durant la crise financière. C’est d’ailleurs dans les années 1930 que ses thèses ont rencontré le plus grand écho. Mais les autorités ont préféré, à l’époque, maintenir la parité or.

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Le mouvement franchiste, perçu comme une secte, a aussi introduit l’idée d’une politique monétaire concentrée sur la stabilité des prix qui s’est matérialisée dans les années 1990. Aujourd’hui, la BNS a élargi cet objectif et se laisse, selon son mandat, «guider par l’intérêt général du pays et donne la priorité à la stabilité des prix en tenant compte de l’évolution de la conjoncture». Le mouvement franchiste s’est également fait l’avocat des taux négatifs, un autre tabou brisé par la BNS en 2014.

Urs Birchler observe que la crise financière a fait germer d’autres idées non conventionnelles. L’initiative «Monnaie pleine» par exemple demande que seule la BNS émette de la monnaie. Les banques, créatrices de 90% de la monnaie dans le système actuel, ne pourraient plus créer leur propre argent et ne pourraient plus prêter que l’argent qu’elles auraient reçu des épargnants. Rien ne permet de dire que dans cinquante ans le projet, malgré ses défauts, sera encore tabou. L’émergence des cryptomonnaies, comme le bitcoin, n’est, elle, plus utopique. C’est une monnaie «rare, divisible et programmable» qui fonctionne sur la base d’un réseau sans organe central de contrôle, écrivent Jacques Favier et Adli Takkal Bataille dans Bitcoin. La monnaie acéphale (CNRS Editions). Le débat sur le bitcoin figure aussi dans l’ouvrage pour les 75 ans d’Ernst Baltensperger.

Aujourd’hui, c’est la sortie des politiques non conventionnelles des banques centrales qui paraît taboue. Vendredi à Berne, Ernst Baltensperger, l’un des penseurs de la politique monétaire suisse des dernières décennies, plaide clairement pour un retour à une normalisation. Il se moque des banques centrales et de la modestie de l’écart entre les objectifs d’inflation et les indices actuels pour refuser une normalisation des politiques.

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Dans le flux du monde, la politique monétaire évolue, s’ajuste, reprend des idées utopistes. Il appartient aux économistes de les tester et de les critiquer avant d’en encourager l’emploi. Le contexte est en effet important, comme les détails de la mise en œuvre de certains instruments. Sous cet angle, Ernst Baltensperger est un idéaliste, «un homme qui cherche à améliorer le monde où il le peut, par son propre travail», selon Urs Birchler.