Walter Hirt en est certain. Les banques centrales ont moins d'or qu'elles ne le disent. Confirmant au Temps le chiffre avancé dans la Weltwoche, l'expert financier zurichois chiffre à 135 tonnes la différence entre l'or que déclare officiellement la Banque nationale suisse (BNS), soit 1290 tonnes, et le métal jaune effectivement déposé dans ses coffres. Ces 135 tonnes sont... prêtées, c'est-à-dire confiées à des banques commerciales contre des garanties, les prêts rapportant un petit intérêt, d'environ 1%, sur un métal qui n'en offre pas.

Le tiers du bilan de la BNS placé en or sert à d'autres fins que de faire des bénéfices: protection contre l'érosion de la monnaie et «capacité d'agir dans une situation de crise extrême», rappelle Philipp Hildebrand, directeur général, qui y voit deux avantages. Contrairement à celle d'une monnaie, la valeur de l'or ne dépend pas de la souveraineté d'un Etat. De plus, les paiements en or se déroulent entièrement sous le contrôle de la BNS. Bref, c'est la réserve de dernier recours et l'instrument de diversification par excellence.

«Il a déjà été vendu»

Pourtant, les banques centrales n'hésitent pas à prêter leur or, pour des montants considérables. Au bilan de la BNS, le métal précieux est inscrit pour 25 milliards de francs, tandis que les créances sur l'or représentent 2,98 milliards de francs.

Mais est-ce un risque que de prêter son or? La question de son recouvrement possible est matière à débat, ainsi qu'on le verra plus loin. La BNS assure que ses prêts reposent sur des garanties de première qualité. Pour Walter Hirt, «cet or prêté ne peut être rapatrié, il a déjà été vendu» par les grandes banques, aux bijoutiers notamment.

Le thème est devenu brûlant dans les milieux spécialisés depuis la publication d'une étude de Cheuvreux, société membre du groupe Crédit Agricole, sur le «prêt d'or». Son auteur, Paul Mylchreest, affirme que les banques centrales disposent de 10000 à 15000 tonnes de moins qu'elles ne le déclarent. Un chiffre élevé par rapport au total de 31000 tonnes officiellement recensées, l'équivalent du tiers de leurs réserves.

Détail piquant, l'étude date de fin janvier 2006 et, pourtant, le Crédit Agricole affirme ne pas pouvoir la transmettre «entre autres parce qu'elle est déjà ancienne». Quant à son auteur, il ne travaille plus pour le groupe français. Le Temps a pu se procurer cette intéressante analyse, qui s'appuie sur les statistiques des produits dérivés de la Banque des règlements internationaux (BRI), à Bâle, l'autorité de surveillance du système financier. Le raisonnement de Paul Mylchreest repose sur le constat que, lorsque les banques centrales ont commencé à prêter une partie de leur or à la fin des années 1980, cette activité s'est traduite techniquement par une vente immédiate contre une promesse de remboursement ultérieur, donc par l'intervention d'opérations à terme et de produits dérivés (lire complément).

Calmer les attentes inflationnistes

La vente au comptant fait pression sur le prix de l'or, ce qui permet, selon l'auteur, de calmer les marchés financiers en cas de crise - nombreuses ces vingt dernières années.

Accessoirement, elle facilite la communication de la politique monétaire. Comme le public associe aisément une hausse de l'or à un risque accru d'inflation, sentiment qui déplaît magistralement aux banques centrales, la vente d'or ôte la pression et permet de gérer les attentes. Enfin, l'apport de métal jaune accroît les transactions et le volume disponible sur le marché. Le métal physique prêté est utilisé, par exemple, en bijouterie, un marché en croissance dans les pays asiatiques. Il est aussi accumulé par d'autres banques centrales.

L'opération ne fait que des heureux. La banque centrale bien sûr, qui rentabilise son stock. Mais aussi la banque d'investissement qui a emprunté l'or à un faible taux et réinvestit ses revenus à des taux supérieurs, par exemple dans les obligations. C'est ce que les financiers appellent le «carry trade». La banque centrale obtient un petit intérêt et la banque commerciale une marge intéressante.

Des titres financiers comme garantie contre l'or prêté

Le problème naît d'un changement de tendance du prix de l'or. Celui-ci ne baisse plus, comme dans les années 1990, il monte même spectaculairement ces deux dernières années. Dès lors, l'institut qui effectue un «carry trade» risque de lourdes pertes s'il ne s'est pas protégé avec des dérivés. Il ne lui reste que le marché physique de l'or pour se procurer le métal qu'il doit rembourser. Au niveau actuel du taux offert, le marché du prêt d'or est devenu moins intéressant, dit Werner Abegg, porte-parole de la BNS.

Les garanties qu'obtiennent les banques centrales lors de leurs prêts d'or sont de première qualité, mais ce ne sont jamais que des titres financiers. Elles comportent un risque que ne contient pas l'or. «Finalement, c'est une question de confiance», relève Jean-Pierre Béguelin, chef économiste de Pictet & Cie et ancien chef économiste de la BNS. Il estime que la décision de classer les créances sous une rubrique ou une autre dépend des réponses apportées aux questions de base. Par exemple sur la définition des réserves d'une banque centrale et de leurs buts.

Finalement est-ce que l'or est une monnaie? «Pour parodier Virgile, chacun répond selon sa faim d'or, répond l'ancien chef économiste de la BNS. L'or prêté figure hors des réserves seulement s'il est considéré comme monnaie ultime.» Mais pour les banques centrales, il s'agit davantage d'un moyen de placement.

Pas de manipulation des cours de l'or?

Même en temps de crise, son utilisation n'est pas aisée, comme l'Allemagne en a fait l'expérience pendant la Guerre, puisqu'elle devait se procurer des devises convertibles, ajoute l'économiste, qui ne partage pas les critiques visant le défaut de transparence, ni les craintes de manipulation du cours de l'or par les banques centrales. «Le poids de l'histoire joue un rôle clé dans l'abondance de l'or dans les bilans des divers instituts d'émission. En outre, ceux qui vendent leur or cherchent essentiellement à le faire au mieux, et non pas à manipuler les cours.»

En vertu de l'accord dit de Washington, plusieurs banques centrales ont vendu une part importante de leurs stocks d'or. La BNS s'est ainsi séparée de 1300 tonnes sur les 2590 dont elle disposait en 2000. Le processus a été initié, suite à l'affaire des fonds juifs en déshérence, par Markus Lusser, alors président du directoire de la BNS, à qui on attribue l'idée d'une Fondation de Solidarité financée par les ventes d'or, projet avorté suite à de nombreuses critiques. L'accord existant permet la vente de 500 tonnes par an jusqu'en 2009. Mais les derniers chiffres et les rumeurs des marchés financiers laissent sous-entendre une volonté d'achat plutôt que de vente.

La Chine devrait accroître ses réserves

Quelques faits et certitudes tout de même: les Etats-Unis, qui détiennent 75% de leurs réserves en or, n'en ont pas vendu un gramme ces dernières années. Et la Banque de Chine serait en train de diversifier ses avoirs hors du dollar. Elle aurait 600 tonnes d'or à fin juin, soit à peine 1,4% du total de ses réserves. A Zurich et à Genève, des experts anticipent une augmentation jusqu'à 20% du total. La Russie serait aussi en train d'accroître ses avoirs d'or, qui ne formeraient que 3,5% du total actuellement. Elle projette de les monter à 10%, selon le World Gold Council.