Jean-Pierre Danthine n’est pas à la retraite. L’ancien numéro deux de l’institut d’émission a même un agenda bien rempli. Conférences, professorat, gouvernance académique, rédaction… Agé de 56 ans, le Vaudois d’origine belge est sur de multiples fronts. Lui dit mener une vie tranquille. Bien plus tranquille, en tout cas, que celle qu’il a expérimentée durant plus de cinq ans, en tant que membre du directoire de la BNS.

Il a quitté ses fonctions il y a seulement neuf mois, mais Jean-Pierre Danthine en parle déjà avec un certain détachement. Et il confie, entre autres, que la BNS a évoqué la fin du taux plancher de nombreux mois avant la semaine décisive du 15 janvier 2015.

Le Temps: Vous avez quitté la direction de la BNS en juin 2015. Comment se passe votre nouvelle vie?

Jean-Pierre Danthine: Le contraste entre les deux calendriers, entre les deux styles de vie, est tout à fait remarquable. Après une vraie période de vacances comme je n’en avais pas eue depuis très longtemps, je me suis assez naturellement tourné vers mes origines, le monde académique. J’ai notamment accepté la présidence du conseil d’administration de l’école d’économie de Paris où mon rôle, un peu à l’image de ce que je faisais au Swiss Finance Institute à l’époque, est de fédérer plusieurs grandes écoles et universités pour que chacun contribue à un pot commun d’expertise dans le domaine économique.

– Vous avez également enseigné à New York…

– En effet, j’ai passé trois mois à l’Université de Columbia, notamment pour construire un cours autour de mon expérience de la politique monétaire suisse. L’idée est d’expliquer ce qui a été fait, pour quelles raisons, et quelles leçons peuvent en être tirées.

– La politique monétaire suisse devient donc le sujet d’un cours à Columbia?

– Exactement. Le cours est présenté sous une perspective européenne – je ne peux pas parler de notre expérience sans parler de la crise européenne, mais la partie monétaire est essentiellement focalisée sur la Suisse. J’ai également donné de nombreuses conférences à New York sur ce sujet. Il y a un vrai intérêt, tant dans les milieux académiques qu’auprès des intermédiaires financiers. Le 15 janvier 2015 est une date reconnue, dans les milieux économiques du monde entier. Nous étions par ailleurs des pionniers en matière de taux négatifs.

– Quelles sont encore vos obligations vis-à-vis de la BNS?

– Outre mon devoir de réserve et confidentialité, il m’est interdit d’avoir une fonction rémunérée durant les six mois qui suivent la fin de mon mandat. Et pendant une année, je ne peux pas avoir une fonction rémunérée dans le domaine de la finance. Cette restriction m’a placé dans un bon état d’esprit: je peux prendre le temps de savoir ce que je veux faire de ma vie.

– Lorsque vous serez libéré de ces restrictions, quelle orientation souhaitez-vous prendre?

– Je ne suis pas sûr de vouloir rester engagé dans le domaine financier. J’ai donné beaucoup de conférences et j’ai recommencé à écrire… pas de la recherche de pointe, mais plutôt autour des grandes questions de politique économique. Contribuer au débat d’idées est quelque chose qui m’attire.

– Vous allez publier un livre?

– Cela reste à déterminer. J’ai coécrit un livre de finance qui en est à sa 3e édition (Intermediate Financial Theory, ndlr). Mon coauteur, le professeur John B. Donaldson, et moi-même sommes d’accord qu’il est aujourd’hui nécessaire de mettre sur pied un site internet qui l’accompagne. Un site pour lequel je suis en train de rédiger une série de notes, notamment sur la crise financière, qui pourrait effectivement déboucher sur un livre.

– Que retenez-vous surtout de vos cinq années de banquier central?

– La qualité de vie d’un membre de la direction d’une banque centrale n’est de loin pas celle du commun des mortels! C’est une expérience qui a valu la peine, mais pour laquelle il a fallu se livrer corps et âme. La grande différence, avec mes précédentes fonctions académiques, c’est le sentiment d’avoir une mission. Il faut être disponible en tout temps. Il n’y a rien, dans la vie personnelle, qui prime sur la Banque nationale. C’est extraordinaire mais extrêmement lourd à la fois, sur la durée. Au vu du contexte auquel nous avons dû faire face, nous n’avons jamais eu de vraies vacances. Avant l’instauration du taux plancher, en septembre 2011, nous étions constamment sur le pont.

– Avant le taux plancher?

– On parle certes beaucoup de la fin du taux plancher. Mais son entrée a été une période extrêmement prenante. Nous nous demandions si un taux plancher était la bonne réponse, à quel taux, quel en serait l’impact, comment le justifier, comment en sortir, en sachant déjà que ce serait difficile. Nous avons mené études sur études, nous en avons analysé les résultats jour après jour, avant de finalement prendre la décision du taux plancher de 1,20 franc pour 1 euro.

– Comment avez-vous ressenti la pression publique, médiatique et politique?

– Le taux plancher a été presque unanimement salué. Nous avons un peu été les sauveurs de la nation, pendant de nombreux mois. C’était très gratifiant.

– La sortie du taux plancher, elle, a été moins bien accueillie.

– C’était aussi une période très intéressante, car nous avions pris le parti d’accepter toutes les demandes d’explications. Nous avons donc voyagé dans tous le pays, dès le lendemain du 15 janvier. Il y avait d’abord beaucoup d’hostilité mais nous sommes parvenus, il me semble, à faire comprendre que ce n’était pas une décision prise à la légère et qu’au contraire, elle avait été prise pour de bonnes raisons. On pouvait être d’accord ou ne pas l’être, mais il y a eu un vrai débat.

– Certains, à l’image par exemple du patron de Swatch Group, Nick Hayek, sont encore amers. Notamment parce que trois jours avant le 15 janvier, vous affirmiez à la RTS que le taux plancher restait la priorité de la politique monétaire suisse. En Autriche, des personnes ont même porté plainte, vous accusant d’avoir menti. Qu’en pensez-vous?

– Dans toute l’histoire de Bretton Woods, donc depuis les années 50, les banquiers centraux ont souvent changé les niveaux de taux de change. Et ils ne l’ont jamais dit à l’avance. On n’a jamais pré-annoncé une dévaluation! Il est donc curieux de considérer qu’aujourd’hui, la BNS devait prévenir de son intention. On ne pouvait pas donner un temps d’avance aux spéculateurs.

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– Tout de même, affirmer le contraire seulement trois jours avant

– On ne peut pas enlever le dernier wagon d’un train! Il y a toujours un autre dernier. J’ai donné cette interview le 12 janvier, mais le président, Thomas Jordan, disait la même chose dans la presse, la semaine précédente. Encore une fois, le fait que cela devait être une surprise tombe sous le sens. On m’a posé maintes fois la question, je n’ai plus aucun problème avec ça. Peut-être un regret: nous aurions pu être plus pédagogues, en insistant davantage sur la nature temporaire du taux plancher ou sur le fait que personne ne serait prévenu. Mais c’était compliqué de le faire sans sous-entendre que la fin était proche. Tout ce qui affaiblissait le taux plancher se retournait contre nous sous la forme de spéculations.

– La décision d’abandonner le taux plancher n’a-t-elle pas été prise dans l’urgence?

– Depuis le début du taux plancher, à chaque séance de direction générale, nous avions cette option sur la table. Nous avons systématiquement pesé les pour et les contre. Et nous savions aussi qu’au moment où les arguments en faveur de l’abandon du plancher s’imposeraient clairement, il serait trop tard. Nous devions avoir de l’avance.

– Et si à la place de petits emprunteurs autrichiens, des financiers, des investisseurs ou des hedge funds avaient entrepris une action en justice? Prendrait-on cette procédure plus au sérieux?

– La BNS, comme toutes les autres banques centrales n’a aucun mandat vis-à-vis des marchés financiers.

– La BNS vous a-t-elle fait des recommandations sur cette affaire en particulier?

– Non. J’ai un devoir de confidentialité mais je n’ai pas reçu de consigne particulière à propos de cette procédure.

– Vous comprenez néanmoins que certains aient de la peine à digérer cet épisode?

– La période du taux plancher a rappelé à beaucoup les avantages d’un taux de changes fixe. Et certains regrettent le confort qu’il offrait. Par contre, un régime de changes fixes durables rendrait la Suisse dépendante de la politique monétaire européenne. Elle n’aurait plus une politique monétaire taillée sur mesure, mais adaptée à la moyenne, toujours imparfaite, des pays de la zone monétaire.

– A propos de la zone euro, l’option de l’hélicoptère monétaire, qui consiste à distribuer de l’agent à chaque citoyen, refait débat aujourd’hui. Quelle est votre opinion?

– C’est d’abord une politique fiscale, l’hélicoptère monétaire, c’est une diminution d’impôts avec un effet turbo – un financement différent, par la banque centrale - – pour minimiser l’effet négatif de l’augmentation de la dette qui en résulterait normalement. Cette mesure pose au moins deux problèmes: il faudrait changer la loi sur la Banque nationale. Celle-ci n’a pas de mandat de politique fiscale, qui est du ressort du gouvernement.

– Et l’autre problème?

– Une telle mesure n’a de sens que lorsqu’une stimulation fiscale est justifiée et que la politique fiscale traditionnelle a été essayée sans succès ou n’est plus possible à cause du niveau de la dette publique. Aucune de ces conditions n’est remplie en Suisse aujourd’hui. Même si elle souffre du franc fort, l’économie domestique va relativement bien. L’économie n’est pas en panne, la consommation intérieure n’est pas le problème. Cette politique ne peut avoir de sens que dans le cas d’une économie complètement bloquée. Je ne suis pas sûr que cela soit le cas d’une seule économie dans le monde aujourd’hui.

– Le Japon?

– Les Japonais ne font pas quelque chose de très différent, puisque la Banque du Japon rachète des obligations de l’Etat. Mais cela ne marche pas vraiment. C’est sans doute que le problème est ailleurs.

– Et en zone euro?

– La zone euro a des problèmes, mais elle n’est pas non plus dans une situation aussi extrême. N’y-a-t-il pas des réformes structurelles à mener, d’abord? Il faut souligner que l’hélicoptère monétaire ne peut pas être activé à l’infini! C’est un coup à peu près unique. Il faut choisir le bon moment. Alors, pourquoi maintenant? Si la réponse est: parce que nous n’avons pas le courage de mener les réformes nécessaires, c’est une très mauvaise réponse!

– Un autre débat d’actualité concerne le revenu inconditionnel, dont l’initiative passera devant le peuple suisse le 5 juin prochain. Votre avis?

– Le vote suisse va à nouveau être observé par le monde entier. Ce d’autant plus que si l’on se fie à l’idée des initiants, ce revenu minimum s’élèverait à 6250 francs par famille de deux adultes et deux enfants. Je peux vous dire qu’en France, mes collègues n’en reviennent pas…

– Et sur le fond, quelle est votre opinion?

– J’aime bien ce débat, parce qu’il met en lumière une question fondamentale: celle du travail. Ma vision est ici complètement différente de celle de l’initiative. Je nie totalement l’idée qu’il n’y a plus de travail. C’est peut-être une vision simpliste, mais je considère que tant que le monde n’est pas parfait, il y a du travail! Le problème est de trouver le bon moyen de le financer.

– Vous pensez à des emplois subventionnés?

En Suisse, une partie croissante des emplois, dans l’éducation et la santé notamment, est, au moins partiellement, financée par le secteur public. Considérant les difficultés de financement que cela comporte, il serait vraiment absurde que l’Etat verser des allocations sans contrepartie, c’est-à-dire sans une exigence de travail à la clé. Si l’on veut rester dans l’esprit de cette initiative, il faudrait donc plutôt s’orienter vers un emploi inconditionnel! Tout le monde a le droit à un emploi. Et si le secteur privé n’est pas capable de le fournir, c’est l’Etat qui doit s’en charger.

– Je reprends votre question: comment financer ces emplois?

– Un tel système ne serait évidemment pas gratuit mais réfléchir dans cette direction, en compagnie du secteur privé, me paraît beaucoup plus productif. La première étape est de ne pas gaspiller l’argent de l’Etat en le distribuant sans contrepartie.

– Peut-on obliger les gens à travailler?

– Il est vrai qu’il y a quelque chose de désagréable dans cette idée. Ma mère, qui a vécu la guerre, dirait que c’est le retour au travail obligatoire, pratiqué par les nazis. Mais je suis persuadé qu’un tel système peut être conçu et perçu d’une manière positive. La majeure partie des citoyens trouvent plus valorisant de recevoir un salaire contre un travail effectué que simplement une allocation à laquelle tout le monde aurait droit.

– Concrètement, cette initiative a-t-elle une chance de passer la rampe?

– Je pense et j’espère que non. Les gens vont se rendre compte que c’est assez irréaliste.

– Est-ce que ce débat dit quelque chose du malaise ambiant vis-à-vis du système capitaliste?

– Il y en a d’autres qui étaient plus symptomatiques de ce malaise, comme l’initiative Minder pour la limitation des hauts salaires, par exemple. De mon point de vue, le coeur du problème des salaires excessif est l’asymétrie entre les effets de levier et la responsabilité limitée.

– C’est-à-dire?

– Quand tout marche bien, les hauts dirigeants de la finance gagnent énormément d’argent, mais quand cela va mal, ils sont, au pire, à zéro. Cette asymétrie pollue le monde financier. Et si ce déséquilibre n’est pas massivement corrigé, les salaires et les bonus démesurés et injustifiés vont continuer d’exister.


Le questionnaire de Proust de Jean-Pierre Danthine

Quel autre métier auriez-vous voulu faire?

Chanteur!

Votre livre préféré?

«Le Sang de l’espoir», de Samuel Pisar.

Votre film préféré?

«La Rose pourpre du Caire», de Woody Allen.

Le défaut qui vous irrite le plus chez les autres?

L’arrogance.

Le défaut que vous n’aimez pas chez vous?

Ne pas supporter en avoir.

Si vous étiez un personnage célèbre?

Tintin.

Si vous étiez milliardaire?

Je ferais d’Ouchy une zone piétonne.

L’objet le plus ancien que vous possédez?

Une gravure de Pierre Alechinsky acquise en 1970.

La matière que vous détestiez à l’école?

Le chant (j’étais nul!).


Profil

1950. Jean-Pierre Danthine naît en Belgique.

1976. Décroche son doctorat (PhD) à l’Université Carnegie-Mellon, à Pittsburgh.

1987. Devient vice-recteur de l’Université de Lausanne.

2005. Prend les rênes du tout nouveau Swiss Finance Institute à Genève.

2010. Accède au directoire de la BNS puis est nommé vice-président, en 2012.

2015. Quitte la BNS et devient, entre autres, président du conseil d’administration de l’Ecole d’économie de Paris.