Déjà hégémonique sur le marché des obligations vertes, l’Europe va-t-elle renforcer sa position grâce au nouveau standard qu’elle veut instaurer pour ces instruments? Les mesures en faveur du climat annoncées le 14 juillet par l’Union européenne (UE) constituent le dernier paquet en date décidé par notre grand voisin, après le plan de relance «Next Generation EU» conçu pour sortir de la crise du covid et engager l’Europe sur une voie plus durable. Pour financer ces initiatives, les obligations vertes joueront un rôle central. C’est pourquoi l’UE a dévoilé le 6 juillet un projet de nouveau standard pour ces instruments, qui devrait entrer en vigueur fin 2022. Rendra-t-il vraiment la finance plus verte? Renforcera-t-il l’attractivité de l’UE pour les émissions de green bonds, alors que la place financière suisse cherche à se positionner comme un centre de la finance durable?

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Ce standard volontaire repose sur quatre grands principes: les projets financés par des green bonds devront être alignés avec la taxonomie de l’UE, qui définit ce qui est considéré comme durable ou pas; l’utilisation des fonds levés devra faire l’objet d’une transparence totale; cette dernière sera vérifiée par des auditeurs externes, et ceux-ci seront supervisés par l’AEMF, l’Autorité européenne des marchés financiers.

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Système cohérent

Avec cette nouvelle norme, l’UE met en place un système cohérent pour ses émissions d’obligations, qui vont devenir beaucoup plus importantes, analyse Catherine Reichlin, responsable de la recherche financière à la banque Mirabaud: «Avant le plan de relance Next Generation EU, l’UE émettait peu d’obligations, seulement pour se financer elle-même, et chaque Etat empruntait pour ses propres besoins. Next Generation EU et le fonds anti-crise SURE reposent sur une mutualisation de la dette au niveau européen: l’UE va emprunter davantage et les sommes levées seront attribuées aux Etats membres, sous forme de subventions ou de prêts. L’Europe voulant initier une relance écologique, les obligations vertes joueront un grand rôle dans ce dispositif.»

A travers ces deux programmes, l’UE émettra potentiellement pour 850 milliards d’euros de nouvelles obligations (750 milliards pour le plan Next Generation EU et 100 milliards pour le fonds SURE, destiné à atténuer les risques de chômage en cas d’urgence). En empruntant probablement plus de 100 milliards par année entre 2021 et 2024, «l’Union européenne est sur le point de passer du statut d’émetteur de second rang à celui de colosse du marché obligataire», selon une note de l’équipe de recherche de Mirabaud. Un colosse qui a besoin d’un cadre pour ses emprunts.

Le nouveau standard européen reprend certains éléments des directives internationales existantes comme le Climate Bonds Standard et surtout les Green Bonds Principles de l’ICMA, l’association internationale des marchés de capitaux: utilisation des fonds selon des catégories de projet prédéfinies, mesure de l’impact et auditing. Ce qui fait dire à Catherine Reichlin que l’EUGBS n’apportera pas grand-chose, si ce n’est de la cohérence avec les ambitions de la zone euro et de la nouvelle taxonomie dont elle s’est dotée.

Davantage d’informations précises à fournir

Analyste chez NN Investment Partners, qui gère 4 milliards d’euros en green bonds, Isobel Edwards voit plusieurs avancées: «Les émetteurs ne pourront plus se contenter de mentionner que les fonds levés seront utilisés dans un secteur, par exemple pour la réduction des émissions de CO2 par le secteur du transport. Ce standard européen les obligera à préciser un seuil technique que les investissements financés devront permettre d’atteindre. Pour rester dans le cas du transport, les émetteurs devront par exemple mentionner l’objectif de ne pas dépasser 50 g de CO2 émis par km.» En conséquence, les fonds levés dans ce cas hypothétique ne pourraient pas être utilisés pour acquérir certains véhicules hybrides (qui dépassent ce seuil), mais plutôt des voitures 100% électriques.

Ce niveau de précision «offre un bon outil pour lutter contre le greenwashing, enchaîne Douglas Farquhar, spécialiste des green bonds chez NN IM. Jusqu’à maintenant, les émetteurs peuvent largement auto-évaluer leurs obligations vertes; à l’avenir, ils devront respecter des critères spécifiques.» Concernant la vérification des projets, enfin, le projet de la Commission européenne prévoit une méthodologie d’évaluation standardisée, alors qu’à présent les agences de notation jugeant la durabilité utilisent différentes méthodologies, dont les détails ne sont souvent pas dévoilés. Une incertitude demeure sur une éventuelle hausse des coûts de la certification, qui est pour l’instant négligeable, relèvent nos interlocuteurs, «cela pourrait constituer une barrière supplémentaire à l’émission de green bonds.»

Ce système va-t-il améliorer la durabilité des obligations vertes? «Cela dépend beaucoup de l’émetteur, poursuit Douglas Farquhar, mais on observera probablement un gain en qualité, notamment car le nouveau standard pénalisera les émissions de green bonds qui visent essentiellement à assurer un coup de publicité aux émetteurs.» Autre possibilité: que le renforcement des exigences de transparence conduise à exclure davantage de projets faussement durables.

La Suisse plombée par le droit de timbre

En se dotant d’un tel label – même s’il n’est pas obligatoire –, l’UE va-t-elle attirer davantage d’émetteurs, y compris des entreprises suisses? La place financière helvétique, qui veut se positionner comme un centre mondial de la finance durable, reste un acteur mineur des green bonds, avec seulement 49 obligations de ce type en francs disponibles sur le marché (70% des green bonds déjà émis sont libellés en euros). Le nouveau standard européen ne devrait guère changer la situation en Suisse, ni en bien ni en mal, reprend Catherine Reichlin, de Mirabaud: «En Suisse, un droit de timbre de 0,15% est prélevé lorsqu’un investisseur achète une obligation existante sur le marché secondaire. Avec un rendement de 4%, ce surcoût est acceptable, mais quand le coupon est de 0,15%, le droit de timbre représente une année de rémunération, c’est un problème, sans compter les frais de transaction.»

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Autre épine made in Switzerland, l’impôt anticipé fait que «si un investisseur ne déclare pas son revenu, il perdra un tiers de son coupon, ce qui est décourageant», poursuit la spécialiste genevoise. Pour un émetteur étranger, lancer une émission en francs permet de diversifier ses sources de financement, «mais depuis 2015 et le passage à des taux d’intérêt négatifs, il est devenu très cher pour les entreprises étrangères de couvrir leur risque de change, ce qui explique que, après avoir représenté au moins la moitié du marché, elles ne sont plus à l’origine que d’un quart des émissions en francs», précise Catherine Reichlin. Reste encore la question de la demande, conclut-elle: «Le marché obligataire est beaucoup animé par les institutionnels, or les fonds de pension suisses sont moins orientés ESG que leurs homologues européens.»

Se rapprocher de la pratique européenne

Tant que la Suisse dispose du désavantage structurel qu’est le droit de timbre, il est illusoire de vouloir gagner des parts de marché dans les green bonds face à l’Europe, enchaîne Adrian Schatzmann, directeur de l’Asset Management Association, qui représente les acteurs du secteur en Suisse. «Ceux qui veulent que la Suisse devienne un leader mondial de la finance verte doivent faire en sorte que le droit de timbre soit aboli», poursuit-il.

Selon Adrian Schatzmann, la Suisse aurait tout intérêt à se rapprocher de la pratique européenne, peut-être en appliquant les critères définis par le nouveau standard ou en définissant une taxonomie proche de celle de notre grand voisin. «L’approche suisse doit être clarifiée», conclut-il.

Soutenir les émissions d’obligations vertes pourrait passer par une aide financière pour la certification des green bonds comme il en existe à Singapour depuis janvier 2021, avance pour sa part Jean Laville, directeur adjoint de Swiss Sustainable Finance. Singapour subventionne jusqu’à l’équivalent de 68 000 francs les entreprises qui souhaitent faire certifier le côté durable des projets qu’elles entendent financer.