«La chute du pétrole, c’est le sujet du siècle»

Débat 2015 Trois économistes, et chroniqueurs au «Temps», discutent des grands thèmes de l’année à venir

La récente baisse du prix du baril de brut bouleverse leurs analyses macroéconomiques

Le manque de réformes en France continue de les inquiéter tandis que la croissance en Suisse est sujette à controverse

Le Temps: La baisse du pétrole, est-ce une bonne nouvelle?

Michel Juvet: La chute du pétrole, c’est même le sujet du siècle! Ou en tout cas des quinze prochaines années. Grâce à une offre supplémentaire de la part des producteurs américains mais aussi au coup de poker de l’Arabie saoudite, toute contente de pouvoir mettre des bâtons dans les roues de son éternel rival iranien, nous connaissons aujourd’hui un antichoc pétrolier dont nous n’aurions jamais osé rêver. Cette baisse du cours du brut aura des effets très positifs sur la croissance. Il y a deux ans, tout le monde s’accordait pour dire que les énergies fossiles étaient trop chères, trop rares. On pensait que seul un choc technologique pourrait relancer l’économie dans nos pays à faible croissance démographique. Or, nous avons aujourd’hui l’équivalent d’un tel choc.

Valérie Lemaigre: La chute du pétrole aura des effets bénéfiques à court terme, notamment sur la consommation. Par contre, il ne faut pas négliger les effets négatifs à moyen et à long terme. D’une part, les pays émergents – ceux qui produisent du pétrole – auront plus de peine à rembourser leurs dettes. D’autant plus qu’ils se sont la plupart du temps financés en dollar, une devise dont la valeur ne cesse de s’apprécier. D’autre part, un prix du pétrole élevé représentait une opportunité extraordinaire pour les entreprises européennes de se concentrer sur un autre facteur de compétitivité que l’éternel coût du travail. Il rendait justement ce choc technologique possible en encourageant les entreprises à investir dans l’efficacité énergétique. La baisse du brut nuit à cette dynamique de compétitivité.

M. J.: Oui, mais en termes purement économiques, il est positif d’avoir une énergie meilleur marché. Cela ne fait aucun doute. Même à moyen terme. Et même pour les pays émergents qui, comme la Chine et l’Inde, importent eux aussi du pétrole. Le risque est plutôt celui d’un choc financier. Car il y a eu un endettement énorme du côté des sociétés productrices de pétrole aux Etats-Unis. On parle aussi d’un défaut du Venezuela dans les six mois, alors que la Russie, très dépendante des énergies, connaît actuellement un grave problème budgétaire. Pour les investisseurs ayant beaucoup misé sur ces dettes à risque, le retour de bâton pourrait s’avérer plus violent qu’on ne le croit, en provoquant une contagion des crédits dans tout le système financier.

Fabrizio Quirighetti: Pour la France, qui consomme 1,6 million de barils par jour, une décote de 30 à 40% du prix du pétrole représente 20 milliards d’économies par an. Soit 1% du produit intérieur brut (PIB).

M. J.: On arrive même à 1350 milliards d’allégements de charges au niveau mondial. La baisse des prix est énorme. En fait, c’est la première baisse d’impôts que l’on connaît depuis longtemps!

– A quel point cette baisse des prix stimulera-t-elle la croissance mondiale?

M. J.: La croissance sera supérieure de 1% l’année prochaine. C’est le résultat d’une décote de 40% du prix du pétrole sur un an.

V. L.: Au-delà d’une année, ce n’est pas une baisse du prix du pétrole qui va changer la structure de croissance mondiale. On l’a bien vu quand le baril est passé de 60 à 150 dollars en 2008, c’est la variation du prix, plus que le niveau, qui va affecter la croissance.

M. J.: Sauf que si le prix du baril était à 150 dollars, c’est qu’il y avait un excès de demande. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

V. L.: Comme l’effet devise, la variation des cours du pétrole va jouer son rôle d’accélérateur durant six mois, puis les effets disparaîtront.

M. J.: Tout le monde tablait quand même sur un scénario d’une hausse continue à long terme du prix du pétrole, d’un baril à 150, puis à 200 dollars. Du coup, un facteur fondamental de l’économie mondiale a changé et affectera les prévisions à long terme. En 2030, le baril sera peut-être à 130 dollars mais pas plus.

V. L.: Je ne crois pas que beaucoup de personnes étaient encore sur un scénario d’un baril à 200 dollars à long terme. C’était le cas en 2008, mais depuis tout le monde a intégré le fait que les Etats-Unis allaient devenir, au moins en 2020, le premier producteur, voire même un exportateur net.

M. J.: N’empêche que cette énergie meilleur marché peut changer la donne politique et économique dans des pays qui se sont lancés dans des énergies alternatives chères, comme l’Allemagne…

– Cette chute des prix ne fait pas que des heureux…

F. Q.: Pour les marchés émergents, c’est vrai, c’est un peu la panique. En tant qu’investisseur, il faut faire la distinction entre les pays importateurs et les pays exportateurs de pétrole. Cela complique la situation.

M. J.: Les facteurs géopolitiques peuvent aussi être une source de déstabilisation au Moyen-Orient. Car, même si l’Arabie saoudite peut compter sur des réserves de 450 milliards de dollars, elle ne pourra pas tenir des années avec un baril à 50 ou 60 dollars. Elle a besoin d’argent pour arroser sa population de subventions, maintenir en place le régime égyptien ou pour financer la guerre contre l’Etat islamique.

– Est-ce le retour au premier plan des facteurs géopolitiques, alors que ces dernières années les marchés en ont moins tenu compte?

M. J.: L’opposition entre l’Occident et le reste du monde se renforce à nouveau, que ce soit au Moyen-Orient ou en Ukraine. Du coup, les facteurs géopolitiques reprennent de l’importance.

F. Q.: Les équilibres vont changer dans un sens qu’on ignore encore, d’où les incertitudes. Si le baril reste à 40 ou 50 dollars durant deux ans, on ne sait pas quel sera le jeu de la Russie, ce qui va se passer au Moyen-Orient, ni quels peuvent être les conséquences de tensions sociales en Amérique du Sud.

– Vous ne parlez pas de l’effet sur les prix. La menace de déflation devient-elle plus importante?

F. Q.: La baisse des prix du pétrole ne provoque pas de la déflation. Au contraire, c’est de la bonne désinflation.

– La Banque centrale européenne (BCE) ne le voit pas ainsi, elle a dit son inquiétude lors de sa dernière réunion début décembre.

F. Q.: Elle a tort, mais c’est génial, car cela la forcera à agir, à devenir plus accommodante. Et ce, en même temps que le pétrole aura un effet dopant sur la croissance européenne dans quelques mois. C’est exactement l’inverse de ce qui s’est passé en 2008, quand la BCE a remonté les taux d’intérêt parce que la hausse du pétrole faisait alors pression sur les prix.

V. L.: La BCE ne s’inquiète pas de l’inflation, mais des anticipations d’inflation. Tout s’enclenche à partir de là. Les négociations salariales se basent sur ces attentes. Or la banque centrale s’inquiète que les cours du pétrole entraînent une baisse des anticipations d’inflation et, donc, finalement de l’inflation.

M. J.: Si on adopte la même logique que tout à l’heure concernant les effets à court et à long terme, cet événement devrait être de courte durée. Donc, les anticipations s’adapteront une seule fois.

– Aujourd’hui, tout le monde considère que la BCE devrait lancer un programme d’assouplissement quantitatif (QE)…

F. Q.: Elle va le faire. Elle n’a qu’un seul objectif: maintenir la stabilité des prix. N’oublions pas que la BCE a commencé à baisser ses taux en novembre 2013 alors que la croissance, même faible, a fait son retour dans la zone euro dès l’été 2013. Pourquoi la BCE est-elle devenue plus accommodante depuis 12 mois alors que la situation économique tend à s’améliorer? C’est parce qu’elle ne s’occupe pas de la croissance.

M. J.: Elle craint la vraie déflation qui entraînerait une baisse des salaires réels. Aujourd’hui, ils augmentent grâce à la baisse des prix du pétrole. Ce qui équivaut à une hausse du pouvoir d’achat. En revanche, si plus tard – et comme dans les années 1930 – les prix baissent, le chômage augmente, les salaires nominaux et réels commencent à se réduire, l’Europe se retrouvera dans un cycle de déflation dont il est difficile de se sortir. Ce n’est cependant pas le cas aujourd’hui.

V. L.: Nous sommes davantage dans un cycle de déflation «à la suisse», avec une contraction des prix qui ne résulte pas essentiellement d’un manque de croissance.

– Dans ce contexte, à quoi va servir un QE en Europe, où les taux d’intérêt ont largement diminué?

M. J.: Il permet de donner de l’oxygène aux banques, d’augmenter leurs marges et de relancer le crédit.

F. Q.: Pour moi, les QE n’ont pas pour vocation de faire baisser les taux mais plutôt de les empêcher d’être volatils. C’est pour les maintenir bas en quelque sorte. D’ailleurs, la Fed a arrêté son QE et les taux ne sont pas remontés.

V. L.: C’est ce qu’a toujours voulu faire la BCE en laissant entendre qu’elle pouvait acheter de la dette souveraine européenne. Maintenant, sa crédibilité est engagée, elle a tellement dit qu’elle pouvait agir qu’elle va devoir passer à l’acte. Mais, à mon avis, un tel plan ne relancera pas le crédit.

M. J.: En soi, je suis d’accord que le seul programme QE ne va pas résoudre les problèmes. Mais on en a besoin, surtout en Europe.

– Pourquoi?

M. J.: En Europe, les ratios de fonds propres des banques ont été resserrés plus vite qu’aux Etats-Unis, d’où un effet pénalisant sur la croissance du crédit. De plus, l’effet psychologique d’un QE est indéniable, il conforte les marchés dans le fait que les taux longs ne vont pas remonter de sitôt.

F. Q.: Il va aussi faire baisser l’euro.

– Voyez-vous un risque d’inflation aux Etats-Unis?

F. Q.: Comme en 2009 ou en 2010, on peut se faire peur aujourd’hui avec l’inflation. Mais c’est cette peur justement qui pourrait faire retomber tout le monde en déflation en forçant la Fed à remonter ses taux trop vite – ou trop violemment – asphyxiant ainsi toute forme de croissance.

M. J.: Je ne crois pas qu’il y ait un risque dans l’immédiat. Mais par contre dans un ou deux ans, c’est possible. Aujourd’hui, non seulement le pouvoir d’achat et les salaires augmentent aux Etats-Unis, un pays où 65% de l’économie est basée sur la consommation, mais les capacités de production sont quasiment à leur plus haut. A terme, cela aura inévitablement un effet sur les prix.

F. Q.: Le problème, c’est que cette peur de l’inflation risque de tuer les marchés, comme en 1994 lorsqu’elle avait forcé la Fed à remonter les taux à toute vitesse alors que, pour finir, il n’y avait eu aucune hausse de l’inflation.

V. L.: C’est l’inverse si je peux me permettre, c’est à la suite de la remontée des taux directeurs que tout le monde s’était mis à paniquer!

F. Q.: Reste qu’au final il n’y avait pas eu d’inflation.

– Quel sera l’impact d’une hausse des taux sur les marchés?

M. J.: L’histoire montre que toutes les hausses de taux aux Etats-Unis aboutissent, assez rapidement, à une correction des marchés actions de l’ordre de 10%. Une correction temporaire qui dure de un à trois mois. Maintenant, si l’on commence à envisager trois hausses de taux successives et une récession qui s’ensuit, alors la correction sera bien plus importante. Mais ce n’est pas le scénario privilégié pour l’instant.

– Qu’en est-il des actifs européens?

F. Q.: Si nous avons un QE européen, une hausse des taux de la Fed, l’euro qui continue de s’affaiblir et un taux de croissance qui surprend en bien au sein de la zone euro, grâce au prix du baril par exemple, alors tout cela sera plutôt favorable aux entreprises européennes, qui elles n’ont pas leurs marges au plus haut, ni leurs valorisations. Il y a donc un terreau un peu plus fertile pour les actifs européens.

V. L.: L’appréciation du dollar a quand même pour effet de ralentir le cycle des exportations. Or, c’est bien l’Europe qui est la plus exposée au cycle des exportations global. Du coup, cet effet négatif risque d’atténuer la baisse de l’euro.

M. J.: Le potentiel de hausse du marché européen est quand même plus important. On peut non seulement compter sur la croissance des bénéfices des entreprises mais aussi sur un effet liquidité qui fera monter les évaluations, ce qui ne sera pas le cas aux Etats-Unis étant donné la hausse des taux attendue. Cela étant dit, deux soucis majeurs m’empêchent d’être 100% enthousiaste sur l’Europe: la Grèce, et la peur à nouveau qu’un pays quitte la zone euro, et la France. Car Paris n’a toujours pas réalisé la moindre réforme économique, mais en plus on se rapproche déjà de l’élection présidentielle de 2017. Dès la fin 2015, le gouvernement ne prendra donc plus aucune mesure économique. Si, d’ici là, la France n’a fait aucune réforme et n’a pas progressé au niveau budgétaire, il y a un risque pour que les marchés deviennent plus sanguins avec elle, comme ils l’ont fait avec l’Italie.

F. Q.: La France a quand même une meilleure assise économique que l’Italie. Le problème, c’est qu’elle n’arrive pas à réformer. En Italie, c’est l’inverse. La démographie est défavorable et la dette plus élevée. Mais par contre, Matteo Renzi a les mains libres pour avancer sur les réformes. En résumé: la France dispose d’un potentiel qu’elle n’arrive pas à exploiter alors que l’Italie a moins de potentiel mais est capable d’aller dans la bonne direction.

M. J.: Je ne dis pas que la France va faire faillite, elle peut très bien vivre avec 100% d’endettement public. Même si ses taux d’emprunt montent à 1,5%. Simplement, c’est une épine majeure dans les relations franco-allemandes, fond de la cohésion dans la zone euro. Si la France n’arrive pas à montrer qu’elle peut faire des efforts, l’Allemagne ne la suivra pas. Et les marchés pourraient bien lui infliger une montée rapide et pénalisante de ses taux d’intérêt.

F. Q.: Encore plus si ce sont les extrêmes qui arrivent au pouvoir.

V. L.: Pour moi, le problème principal de la France, mais aussi de l’Italie, ce sont leurs systèmes productifs respectifs. Les deux pays n’ont plus investi en capital depuis longtemps et, du coup, la productivité de leur capital est sérieusement mise à mal. C’est ce qui fait la différence avec la Suisse. Il faut donc commencer à travailler sur les entreprises, alléger les charges et mettre en place d’autres mesures pour essayer de stimuler les investissements. Les problèmes politiques ne viennent qu’ensuite. Car même s’ils parviennent à mettre des réformes en route maintenant, il faudrait très longtemps pour qu’on en voie les effets.

F. Q.: Les marchés par contre seraient contents. Ils auraient le sentiment que ces pays vont dans la bonne direction.

V. L.: A ce titre, le sentiment a explosé en Italie ces derniers mois. Malheureusement, cela n’a pas duré.

– Comment expliquez-vous que les marchés ne se soient pas davantage inquiétés de la situation française alors que les économistes ne cessent de pointer les problèmes?

F. Q.: Parce qu’il ne s’agit pas du pire élève.

M. J.: Parce qu’elle est systémique. On ne peut pas laisser tomber la France.

V. L.: Et parce qu’elle ne se trouve pas au bord du précipice. Et elle n’avait pas autant besoin de capitaux étrangers que d’autres pays de la zone euro.

F. Q.: Se poser cette question revient à en poser une autre: Pourquoi les taux d’intérêt restent bas au Japon? Parce qu’il existe un excès d’épargne. Si les investisseurs européens ne veulent pas placer leur argent dans des obligations des pays de la périphérie, ils ne peuvent pas non plus acheter uniquement de la dette allemande. Que faire d’autre? Il faut bien qu’ils le placent ailleurs, donc en France ou, dans une moindre mesure, aux Etats-Unis. Pour diversifier.

V. L.: Cette évolution est liée aux restrictions de placement des caisses de pension, qui doivent détenir des emprunts obligataires locaux. Cela dit, les investisseurs étrangers représentent aujourd’hui une part beaucoup plus importante des détenteurs de dette française que dans le passé. La sanction pourrait venir de ces investisseurs étrangers.

F. Q.: Oui, et cela pourra poser des problèmes. L’investisseur japonais, qui lit dans les journaux que Marine Le Pen a été élue, n’aura pas d’état d’âme à vendre ses obligations et se diversifiera ailleurs.

M. J.: Paradoxalement, cette montée des extrêmes convaincra peut-être Angela Merkel de l’importance du QE pour la stabilité politique en Europe. Elle voudra éviter que ces partis n’obtiennent le pouvoir et déstabilisent encore davantage la zone euro. C’est une femme politique pragmatique, elle préférerait que les Français fassent davantage d’efforts, mais la montée des extrêmes est un risque politique pour elle-même et la zone euro.

F. Q.: D’ailleurs, le modèle allemand montre aussi ses limites. Etant basé sur les exportations, il souffre de la morosité européenne et du ralentissement chinois. Une zone euro comprenant uniquement des Allemands ne fonctionnerait pas, et ils commencent à le comprendre.

M. J.: La baisse de l’euro les aidera, leurs exportations hors zone euro représentent 17% de leur PIB.

F. Q.: Oui, mais pas suffisamment.