Naeem Aslam est furieux. Il est 5h30 du matin. Le trader en devises, qui travaille pour ThinkForex, n’a pas dormi de la nuit. De son bureau de la City, il ne peut que regarder les bourses qui s’effondrent, impuissant. «On ne peut rien faire. La chute est gigantesque et personne ne veut acheter la livre sterling. Il n’y a pas de liquidité.»

Après l’annonce par les télévisions britanniques de la victoire du Brexit, la devise britannique a chuté de plus de 10% face au dollar. Elle est au plus bas depuis 1985. Un tel mouvement sur la livre sterling en quelques heures est sans précédent. Les bourses dévissent, les rendements obligataires s’enfoncent dans le négatif. Pour M. Naeem, la journée de ce vendredi va rester dans les annales comme l’un des journées noires des bourses mondiales, à ranger avec le jour de la faillite de Lehman Brothers. «La situation est horrible.»

Comme un cauchemar

La City a vécu sa nuit la plus longue. Tous les traders de la place financière ont vécu comme un cauchemar l’événement politique, assis dans leurs bureaux rutilants. Le choc est violent.

Lire aussi: Pourquoi les hedge funds financent le Brexit

James de Bunsen a pu dormir un peu. Il n’est arrivé qu’à 4h30 du matin à son bureau, après une traversée de la City à vélo complètement déserte depuis chez lui. Le gérant, qui travaille pour Henderson Global Investors, un gros fonds d’investissement, montre son écran. A gauche, tout est en vert: ce sont les cotations de la veille, quand les marchés étaient confiants et en hausse. A droite, une marée de rouge. «Les marchés vont perdre au moins 10%. Mais la question, c’est: est-ce que ça va être 15%? 20%? J’ai bien peur que ce soit 20%.»

M. de Bunsen, dans l’open space de la magnifique tour en verre d’Henderson, à deux pas de Liverpool Street, semble sous le choc. «L’impact va être profond. On voudrait ajuster nos portefeuilles mais je ne sais vraiment pas où on va trouver des acheteurs.» Sur les écrans de télévision incrustés au mur, CNBC est allumé. Encore une marée de rouge… Le CAC 40 perd 11%, la livre plus de 8% face au dollar, les taux allemands sont en territoire violemment négatifs… Le gérant est extrêmement pessimiste. «Il est possible que la City vienne de passer son heure de gloire, et qu’elle va maintenant décliner. Il était absolument vital pour nous d’être dans l’Union Européenne.» Craint-il pour son emploi? Un nuage passe devant ses yeux. «Je crois que tous ceux qui travaillent dans les services financiers vont être moins sûrs de leur job aujourd’hui.»

A 4h00, un banquier est réveillé par un message téléphonique. Un peu téméraire, il comptait réaliser une introduction en bourse ce vendredi, pour prendre de vitesse toutes les autres opérations qui se préparaient pour la semaine prochaine. C’est évidemment annulé.

«Toutes les opérations vont être gelées. Des entreprises qui avaient besoin de refinancements, que je préparais, risquent de ne pas y arriver. Et dans la finance, il va forcément y avoir des têtes coupées. Beaucoup d’emplois vont être supprimés. Il y avait déjà les élections américaines, qui bloquaient beaucoup d’opérations, la crainte du côté de la Chine, et maintenant, ça!»

Lire aussi: Les bourses s'affolent, les valeurs bancaires s'effondrent

Toby Nangle, de Columbian Threadneedle Investments, une société de gestion, a réussi à dormir un peu. Il est arrivé à 2h30 du matin au bureau. «Je n’avais jamais fait ça. Mais c’est le plus important événement politique de ma vie.» Il constate avec horreur la chute catastrophique qui s’empare des marchés financiers. Mais pas de panique, assure-t-il. La situation est violente, mais n’a rien à voir avec la crise financière de 2008. «Nous ne sommes pas dans une situation où les banques sont au bord de la faillite. Le choc sera violent, mais je n’imagine pas de voir les marchés complètement gelés.»

Appels en urgence

Tout avait pourtant si bien commencé. Jeudi matin, l’affaire semblait même entendue pour la City: le «remain» devait l’emporter. Aux aurores, la livre sterling atteignait son niveau le plus haut de l’année face au dollar, à 1,48. C’était un bond de 6% par rapport à la semaine précédente. Les financiers basaient leur regain de confiance sur les tout derniers sondages, dans l’ensemble favorable à un maintien dans l’UE, mais surtout sur les bookmakers (souvent plus précis que les études d’opinion). Ceux-ci donnaient plus de 80% de probabilité d’une victoire du «remain».

Arrive 22h00, et la fermeture des bureaux de vote. Les marchés financiers frôlent l’euphorie. Un sondage YouGov réalisé dans la journée donne une victoire relativement confortable au «remain», à 52%. La livre sterling fait un bond, atteignant 1,50 face au dollar.

Lire aussi:  Brexit: les dangers qui pèsent sur les marchés britanniques 

Une partie de l’équipe d’Henderson Global Investors se paie même le luxe d’aller à un dîner de gala, remettant les prix des meilleurs gérants de fonds de pension. Tous s’installent à un hôtel dans la City, en cas d’urgence. Mais on change les heures de réveil: au lieu d’envoyer les principaux gérants sur place à 4h00 du matin, pas besoin de venir avant 6h30 finalement. L’équipe de cinq traders installés exceptionnellement toute la nuit pour faire face aux éventuelles urgences devrait suffire. Les appels en urgence dans la nuit ont tout changé.

Si la confiance régnait, c’est aussi que la nuit du référendum avait été l’une des plus préparées à la City depuis des décennies. Des «war games», répétitions générales avant l’événement, avaient été réalisées. Partout, des mesures d’urgence avaient été prises. Beaucoup de traders avaient ordre de rester toute la nuit à surveiller la situation. Des chambres d’hôtel avaient été réservées à Canary Wharf par JP Morgan. Du côté de Barclays, le budget semble plus serré: certains ont dormi dans des sacs de couchage, d’après le Financial Times. A CMC Markets, un courtier en ligne, une quarantaine de personnels avaient été mobilisés pendant la nuit. Chambres d’hôtel et restauration gratuite pour eux, en échange d’une nuit blanche.

Machines arrêtées

A la demande pressante de la banque d’Angleterre, plusieurs grandes banques ont décidé de débrancher leurs «algorithmes», qui réalisent des transactions automatiquement. Objectif: éviter que la volatilité sur les marchés soit accentuée par des machines qui «paniqueraient» face à une soudaine secousse financière.

1h00 du matin. Surprise générale. Les résultats à Sunderland annoncent une victoire massive du «leave». C’était attendu, mais pas avec une telle marge. Les marchés se retournent et la livre sterling dégringole.

4h00. Les militants du Brexit commencent à ouvertement exulter. Croisé dans un couloir de ITV, qui organise une soirée électorale, le député Bill Cash, arbore un grand sourire. Voilà trente ans qu’il rêve de ce jour. «J’ai milité avec Philippe Seguin, puis Philippe de Villiers. J’ai déjà été du côté des vainqueurs, mais c’était en France.» Ne craint-il pas la forte chute de la livre et la baisse des marchés? «So what?» Pour lui, la souveraineté prône sur tout le reste. «On aura peut-être une récession modeste. Mais on en a déjà eu par le passé. On peut faire face.»

Nigel Farage, le leader du UKIP, le parti europhobe, apparaît à la télévision. Lui, l’ancien courtier en matières premières, ne peut s’en empêcher. «Nous avons voté contre l’establishment et contre les banques.» A la City, l’heure est maintenant à la panique.


Lire aussi: