Mardi matin, Credit Suisse espérait sans doute mettre un point final à l’affaire Iqbal Khan. Dix jours après les premières révélations sur la filature de son ex-directeur de la gestion de fortune internationale, la banque est enfin sortie de son silence. Dans un communiqué, elle a annoncé la démission de deux hauts cadres: Pierre-Olivier Bouée, directeur des opérations, et Remo Boccali, le chef de la sécurité, désignés comme les seuls responsables de cette opération de surveillance ratée.

Dans la foulée, une conférence de presse a eu lieu pour commenter les résultats de l’enquête interne en présence d’Urs Rohner, président de Credit Suisse, John Tiner, directeur du comité d’audit, et Flavio Romerio, responsable du service d’enquête du cabinet zurichois Homburger chargé des investigations. «Tidjane Thiam [directeur général de Credit Suisse] n’a pas ordonné la surveillance, ni été tenu au courant de son déroulement. Il continue d’avoir la confiance totale et le soutien du conseil d’administration et de moi-même», a martelé Urs Rohner. Le message est clair, la surveillance d’Iqbal Khan est une décision personnelle malvenue de Pierre-Olivier Bouée qui n’en a référé à personne au sein de la banque.

Ce dossier risque pourtant de poursuivre le numéro deux du secteur bancaire suisse un long moment. A l’enquête judiciaire encore en cours se sont ajoutées lundi soir de nouvelles révélations du blog Inside Paradeplatz autour du suicide, le 24 septembre, d’un homme ayant servi d’intermédiaire entre les commanditaires de Credit Suisse et Investigo, l’agence de détectives chargée de suivre Iqbal Khan.

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La direction fragilisée

Tidjane Thiam, s’il conserve son poste, ne s’en sort pas indemne. Bien qu’il ait reçu le soutien de plusieurs actionnaires et du conseil d’administration. Selon l’enquête interne, il n’a jamais été informé de la surveillance, mais si une telle opération a pu être menée sans qu’il soit au courant, cela pose la question de son pouvoir de contrôle sur l’entreprise. D’autant plus que Pierre-Olivier Bouée était un de ses proches. Arrivé en même temps que lui en 2015, ils avaient déjà travaillé ensemble à plusieurs reprises.

«Cette affaire est une illustration de la guerre des talents qui a débuté dans les années 1990. Les banques ont commencé à vouloir recruter des patrons qui ont déjà fait leurs preuves plutôt qu’à l’intérieur de l’entreprise, analyse Tobias Straumann, professeur d’histoire économique à l’Université de Zurich. Avec les crises de 2001 et de 2008, les banques ont perdu beaucoup de personnel qualifié et elles ont été forcées de recruter à l’externe. On connaît moins bien les nouvelles recrues et, à chaque nouveau dirigeant, il y a un changement abrupt de culture d’entreprise.» Le directeur des opérations a d’ailleurs été remplacé par James Walker, une personnalité issue des rangs de la banque, qui a intégré Credit Suisse en 2009.

Une filature ratée

L’affaire a éclaté vendredi 20 septembre, lorsque Inside Paradeplatz a révélé qu’Iqbal Khan avait déposé plainte auprès du parquet de Zurich pour contrainte et menaces après avoir été suivi par trois hommes qui auraient tenté de s’emparer de son téléphone dans les rues de la ville deux jours plus tôt. Ces trois individus affirment avoir été missionnés par Credit Suisse pour surveiller le banquier. Cette filature ratée apporte alors un éclairage nouveau à la démission surprise d’Iqbal Khan en juillet dernier. Ce dernier était auparavant pressenti comme un successeur potentiel de Tidjane Thiam. Mais surtout, deux semaines plus tôt, le 29 août, UBS annonçait qu’Iqbal Khan allait codiriger la gestion de fortune.

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Selon l’enquête menée par le cabinet Homburger, cette annonce a poussé Pierre-Olivier Bouée à entamer la surveillance de peur qu’il ne tente de débaucher des clients ou d’autres collaborateurs de la banque. Lors de la conférence, Urs Rohner a indiqué qu’il soutenait les «mesures appropriées pour protéger les intérêts de la banque, y compris lorsque des cadres dirigeants quittent l’entreprise» mais en précisant que la surveillance «ne fait pas partie de nos méthodes».

«Cette histoire est exceptionnelle. Elle n’est comparable avec aucun scandale précédent. C’est la première fois, à ma connaissance, que l’on parle d’une telle surveillance, commente Tobias Straumann. C’est un problème de culture d’entreprise de Credit Suisse. C’est une culture du contrôle, où on n’a pas confiance dans la capacité d’un ancien employé à respecter ses engagements.»

Une communication verrouillée

Pendant le week-end qui suit les révélations d’Inside Paradeplatz, la presse alémanique s’empare de l’affaire et rapidement plusieurs éléments donnant un tour personnel à la démission d’Iqbal Khan émergent. Une dispute entre Iqbal Khan et Tidjane Thiam ayant eu lieu au domicile de ce dernier au mois de janvier est révélée. En réaction, Credit Suisse annonce l’ouverture d’une enquête interne lundi 23 septembre puis choisit de ne plus communiquer jusqu’à l’issue des investigations.

Chaque jour, de nouvelles informations paraissent, sans susciter le moindre commentaire de la banque. Un différend personnel semble définitivement opposer les deux hommes. Selon certains médias, une querelle de voisinage au sujet des travaux entrepris par Iqbal Khan sur sa propriété, voisine de celle du directeur général de Credit Suisse, serait à l’origine des tensions. Pour d’autres, il s’agirait plutôt de l’ambition personnelle d’Iqbal Khan qui aurait déplu à Tidjane Thiam.

De nombreuses questions en suspens

Si les enquêteurs ne se sont pas intéressés à la relation qu’entretenaient les deux hommes, Urs Rohner a reconnu avoir été mis au courant de la «discussion enflammée» du mois de janvier par les deux parties et avoir cherché un accord qui «bénéficierait à tout le monde» dès lors qu’il était apparu qu’une «collaboration à long terme basée sur une confiance mutuelle n’était plus possible et qu’Iqbal Khan voulait quitter Credit Suisse». La gestion de l’affaire par Credit Suisse pourrait être elle aussi remise en cause.

Les conclusions de l’enquête interne laissent de nombreuses questions en suspens. Dans son rapport, le cabinet Homburger indique qu’il n’a pas pu accéder aux éléments contenus dans le dossier de police. Mais surtout, il précise qu’il n’a pu avoir accès à certaines conversations privées qui ont été effacées. C’est donc l’enquête de police qui déterminera les suites de cette affaire.